Recherche
Chroniques
Parsifal | Perceval
Bühnenweihfestspiel de Richard Wagner
Voilà déjà treize ans que le lyricophile genevois n’avait vu in loco de représentation de l’ultime ouvrage wagnérien. Le Grand Théâtre reprenait alors la production de Roland Aeschlimann que nous avions découverte à sa création, quelques années auparavant [lire notre chronique du 28 mars 2004]. Ce soir, il retrouve Parsifal dans une mise en scène nouvelle, confiée à Michael Thalheimer. Pour ce faire, l’institution a convoqué une équipe vocale de belle tenue, où aucun artiste fait vilaine figure. Avec un engagement exemplaire à défendre les options dramatiques, tous magnifient leur rôle auquel ils offrent l’organe idéal et un chant remarquable. Il est rare que l’on quitte la salle si pleinement satisfait quant à cet aspect de l’événement.
Inutile de chercher la petite bête parmi les Filles-fleurs, par exemple, puisqu’il n’en est pas une à démériter. Ainsi apprécie-t-on les mezzo-soprani Ramya Roy et Ena Pongrac, cette dernière chantant également la partie du Second Écuyer [lire nos chroniques de Káťa Kabanová et de Maria Stuarda], de même que les quatre soprani Louise Foor [lire notre chronique de Rusalka], Tineke van Ingelgem [lire nos chroniques de Médée, Peter Grimes, Il trittico et du Rosenkavalier], Valeriia Savinskaïa [lire nos chroniques d’Elektra et du Rheingold] et Julieth Lozano qui assume aussi le rôle du Premier Écuyer. Leurs collègues ténor à former le quatuor possèdent des timbres complémentaires, celui de José Pazos étant le plus incisif [lire notre chronique du Médecin malgré lui] quand Omar Mancini offre un phrasé d’une saine ampleur. Les Chevaliers ne sont pas en reste, avec le ténor claironnant de Louis Zaitoun et la basse sonore et fort ronde de William Meinert que l’on entend avec bonheur en Titurel.
Le quintette de tête est pur ravissement. En Klingsor, on reconnaît le timbre fermement impacté de Martin Gantner qui semble beaucoup s’amuser avec le personnage [lire nos chroniques de Genoveva et de Lohengrin à Zurich et à Stuttgart]. Très en voix en ce soir de première, le baryton britannique Christopher Maltman donne un Amfortas de grande stature artistique [lire nos chroniques de Dido and Æneas, The rape of Lucretia, Das Liebesverbot, Die Gezeichneten, Roméo et Juliette et d’Œdipe à Salzbourg puis à Paris]. Avec la fougue qu’elle sait mettre dans chaque intervention, Tanja Ariane Baumgartner fait merveille en Kundry : la voix brûle, littéralement, et bouleverse [lire nos chroniques de Lulu, Das Rheingold, Die Walküre, Œdipe à Francfort, Tristan und Isolde, Le château de Barbe-Bleue, Serse, Les Troyens, Capriccio, Parsifal, Otello, The Bassarids à Salzbourg et à Berlin, Elektra ainsi que de son enregistrement des Lieder d’Ervín Šulhov]. La jeune basse Tareq Nazmi mène un Gurnemanz confortablement pourvu dont il favorise la douceur bénie. Il signe une très grande incarnation, dominée par une facilité à nuancer qui tient du grand art [lire nos chroniques de Make no noise, Boris Godounov, Les Indes galantes, Szenen aus Goethes Faust et Die Zauberflöte]. Enfin, le rôle-titre revient au ténor suédois Daniel Johansson, qui maîtrise incontestablement ses moyens [lire nos chroniques de La traviata, Orest, Der ferne Klang, enfin Guerre et paix]. La voix est saine, l’intonation toujours extrêmement précise, la couleur claire, autant de qualités grâce auxquelles il livre un Parsifal et tendre. Encore féliciterons-nous les artistes du Chœur du Grand Théâtre de Genève, efficacement préparés par Alan Woodbridge, qui donnent à leurs passages toute la musicalité requise.
Là s’arrête le ravissement, avouons-le.
À la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande à jour avec la partition, par-delà quelques approximations des cuivres, Jonathan Nott dirige une lecture moins que peu habitée. Sans relief, sa proposition est lisse, y compris dans l’acte médian, le plus théâtral, sans pour autant atteindre une quelconque portée spirituelle. L’inspiration ne visite pas la fosse, même si certains moments bénéficient d’une tentative de ciselure qui retient l’écoute.
Avec la complicité de Stefan Bolliger pour les lumières, de Michaela Barth quant à la vêture et dans une scénographie d’Henrik Ahr, la mise en scène de Thalheimer, dont nous avions diversement apprécié Les Troyens et l’Otello [lire nos chroniques du 14 octobre 2015 et du 25 février 2016], interroge la fin de ce premier quart de nouveau siècle avec une lucidité que les esprits les plus joyeux qualifieront d’alarmiste. « Nous avons subi tellement de catastrophes, explique-t-il (brochure de salle), et nous vivons encore au cœur même de la catastrophe : la pandémie, la crise économique, une guerre en Europe. […] Nous savons que la crise du climat peut être sans issue ». Sur une vaste estrade que borde un mur à deux panneaux, Parsifal apparaît dès le Vorspiel, en marcel et caleçons longs, un grand désarroi dans le regard. Une tournette s’active lorsque la musique s’engage elle-même dans un mouvement, une tournette trop invasive, croyons-nous. En guenilles, Gurnemanz fait son entrée, s’aidant avec peine de béquilles. Sa difficulté à se mouvoir est celle d’un homme physiquement brisé dont l’extrême force est mentalisée, admirablement volontaire. De même que les chevaliers et écuyers qui surgissent bientôt, sa tenue, simple et neutre quant à la coupe, est maculée de sang. Kundry nous arrive de dos, en costume noir, presque masculin. Le corps d’Amfortas est essentiellement arqué par la douleur, ce qui paraît indifférer celle qui est fatiguée, installéeau bord du dispositif scénique, souveraine, jusqu’à rire pendant le récit de Gurnemanz à propos de la perte de la lance chez Klingsor. Sur le côté, elle fume, voluptueusement. Et l’Innocent d’alors atterrir comme de nulle part. Rite du sang, la cérémonie du Graal s’effectue dans une vaste coulure morne, les officiants projetant des caillots sanglants sur le mur.
La structure ne changera pas pour le deuxième acte, à ceci près que le monde du magicien se résume à de noires ténèbres. D’intrigantes hypertrophies (épaule, hanche, etc.) caractérisent les Filles-Fleurs – le spectacle gagnerait à renoncer au concert de talons aiguilles qui entrave l’impact musical de ce moment. Venant de Montsalvat, Parsifal arbore les rouges mains du rite ; de même ses ourlets sont-ils tachés. Kundry entre avec un revolver dont elle ne semble pas vraiment savoir ce que c’est ni, par conséquent, quoi en faire. On peut imaginer que le fourbe et ambitieux magicien le lui a mis entre les mains pour détruire l’Innocent, projet qui échoue puisque, si pour un temps elle lui remet l’arme afin qu’il se suicide (ce qu’il ne fait pas), elle la retourne finalement contre Klingsor lui-même, dès lors abattu sans lutte aucune.
Le dernier chapitre fait une nouvelle fois usage de l’immense Hermann Nitsch de la fin du premier. D’abord couchée à la proue de l’estrade, la sauvageonne rejoint le mur sur lequel elle écrit, au sang, DURCH MITLEID WISSEND : savoir par compassion. Durant le récit de Gurnemanz, elle brouille les lettres, donnant à l’inscription une dimension secrète qui tient de l’œuvre d’art. Le héros revient de sa longue errance, en pardessus noir. Utilisant la lance reconquise comme une canne de marcheur, il gagne peu à peu le bord du dispositif. C’est alors qu’on découvre une face grimée, celle du Joker de Batman… ainsi le champion du plus noir humour fait-il incursion dans l’œuvre de compassion. Tour à tour psychopathe assassin, sadique prenant son plaisir à la souffrance des plus faibles, enfin redoutable rieur de tous les malheurs du monde, ce mythe apparut au second XXe siècle survient-il pour jouir de la douleur d’Amfortas ? Kundry vient évaluer par une connexion souterraine l’ancien tueur de cygne afin de modifier ce qu’elle écrit sur la paroi. À l’écoute d’une intériorité sur laquelle Wagner lui-même a tant insisté, sa main trace DER REINE TOR : l’imbécile absolu. Toute la question de la connaissance que Parsifal aurait acquise depuis sa première survenue se trouve posée par le metteur en scène lorsque le jeune homme floute son maquillage à mains nues, ainsi que celle qu’il vient de baptiser a brouillé les lettres. N’est-ce par l’alliance avec le mal que certains moments de la Kabbale entrevoient de rédimer l’impureté du monde, portant ainsi en germe le sacrifice christique ? Michael Thalheimer demeure implicite, laissant à chacun sa propre méditation.
BB