Chroniques

par laurent bergnach

Der ferne Klang | Le son lointain
opéra de Franz Schreker

operavision.eu / Kungliga Operan, Stockholm
- 6 avril 2020
Stefan Blunier joue Der ferne Klang (1912), opéra de Franz Schreker
© monika rittershaus

Novembre 1909 est un mois important pour Franz Schreker (1878-1934). En effet, l’auteur d’un premier opéra en un acte, Flammen (1902), et d’une pantomime d’après Oscar Wilde, Der Geburstag der Infantin (1908), se marie le 9, tandis qu’on joue le 25, sous le titre Nachtstück (Nocturne), l’interlude de l’Acte III de Der ferne Klang. L’œuvre entière n’est encore connue que de son architecte, lequel s’est probablement attelé au livret en 1901. La piste des dramaturges viennois finalement abandonnée, Schreker décide de choisir seul le sujet et les mots de trois actes lyriques, puisant dans les incertitudes de son propre devenir. On en trouve l’aveu dans la biographie publiée par Alain Perroux aux Éditions Papillon (2001) :

« Toujours amoureux, fiancé, volage. Et avec ce qui en résultait : un sentiment de vide, la dépression. Développement, appétit de vivre, pas toujours la meilleure des sociétés, “La casa di maschere”, etc., comme cela se produit habituellement dans les jeunes années. Mais impressions sur impressions. Grondant, secouant, brûlant, sans répit ; un moyen de saisir et d’attraper des choses fuyantes, toujours plein d’espoir, toujours déçu, et toujours… condamné à chasser, à chercher et à ne rien trouver. “Murmure du printemps” ! Toutes les conditions étaient réunies pour que Der ferne Klang soit conçu ».

Commencé autour de 1903, la composition s’interrompt vers 1905, après les réactions indignées de son entourage. Certains sont choqués par le livret, d’autres par la musique. Imaginons la douleur du créateur entendant Robert Fuchs, son professeur, dire « qu’il s’agissait d’un fatras sans queue ni tête ». Heureusement pour lui, une passion pour une voisine mariée le mène à reprendre le travail, en décembre 1906. En mai suivant, la découverte de Salome le rassure sur la pertinence de son projet. Finalement, après bien des rebondissements institutionnels, l’œuvre-miroir voit le jour le 18 août 1912 à l’Opéra de Francfort, devant un public enthousiaste. Schreker vient de se faire un nom [lire notre critique du CD et notre chronique du 19 avril 2019] !

Du 5 au 19 octobre 2019, le Kungliga Operan (Opéra royal de Suède) présentait la déchéance de Grete, abandonnée par Fritz, compositeur en quête d’un idéal qu’incarne ce « son lointain » sans cesse poursuivi. Quelle ironie qu’il ne veuille pas l’arracher à des parents ignares, parce que « dans le monde, la vie est dure », la condamnant ainsi à la prostitution ! En charge de cette production, Christof Loy met l’accent sur la représentation (fauteuils de théâtre, toile peinte) pour dessiner une œuvre entre symbolisme et naturalisme, sur une scène souvent dépouillée – décors de Raimund Orfeo Voigt. Sa lecture est limpide, reposant sur des artistes dirigés sans agitation inutile, une fantaisie bornée à la périphérie du couple-vedette, et le désir manifeste de laisser toute sa place au langage musical.

Habillés par Barbara Drosihn, les chanteurs forment une équipe solide. En premier lieu, Agneta Eichenholz (Grete) offre une voix par nature expressive, un chant facile et caressant [lire nos chroniques de Lulu Suite, Lulu et Das Rheingold], et Daniel Johansson (Fritz) une belle ligne de chant [lire notre chronique d’Orest]. Andreas Landmark est un aubergiste crédible vocalement et scéniquement. Miriam Treichl (Vieille femme) ne manque pas d’ampleur. On aime aussi Ola Eliasson (Comte), très nuancé [lire notre chronique de La fanciulla del West], Klas Hedlund (Chevalier) pour son ténor vif, ainsi que le baryton Jeremy Carpenter (Acteur), plein de santé [lire notre chronique de Madama Butterfly].

En schrekérien avisé que n’effraient pas des orchestrations opulentes [lire nos chroniques d’Irrelohe, mais encore de Tristan und Isolde et de Salome], Stefan Blunier délaisse une lecture d’abord laborieuse pour nimber de sensualité la Kungliga Hovkapellet. Après Violanta [lire notre chronique du 28 mars 2020], c’est une nouvelle soirée d’exception qu’offre aux mélomanes confinés le site EuropaVision, pour pallier la fermeture des théâtres européens.

LB