Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Walküre | La Walkyrie
opéra de Richard Wagner

Oper, Francfort
- 27 janvier 2013
La Walkyrie (Wagner) mise en scène par Vera nemirova à l'Opéra de Francfort
© wolfgang runkel

Sans livrer trop tôt aucun secret, Sebastian Weigle fait sonner son Frankfurter Opern und Museumorchester (en meilleure forme cet après-midi) dans une urgence décoiffante, à l’image de la neige calme et déterminante sous laquelle apparaît bientôt la course d’une peau de loup. Après un Rheingold de très haute tenue [lire notre chronique de l’avant-veille], le cycle hessois se poursuit avec une passionnante Walkyrie.

Nous retrouvons l’ingénieux et beau dispositif de vendredi, utilisé cette fois avec grande parcimonie, Vera Nemirova sachant ne pas abuser de son fascinant joujou. Il neige à l’étage et Siegmund descend sous les spirales où se tient le logis d’Hunding. D’emblée une sensibilité d’une délicatesse inouïe va motiver chaque geste, chaque regard, chaque déplacement, avec un sens aigu du drame. Tel le violoncelle solo tendre et nostalgique (d’un temps où frère et sœur auraient pu se connaître déjà), Sieglinde identifie une parenté encore trouble en cet intrus dont elle prend un soin amoureux. On s’étonne une nouvelle fois de la simplicité et de la justesse de l’inventivité de Nemirova, visible en de multiples détails – comme cette eau d’une gouttière que l’hôte donne à boire au fugitif, par exemple. La nature de l’œuvre dicte une option plus théâtrale, bien sûr, tant à la mise en scène qu’à la direction musicale. Aussi la direction d’acteurs se concentre-t-elle assidument sur chaque rôle sans dédaigner les implications psychologiques induites par les situations en jeu. Plus qu’une épouse, Sieglinde est ici une servante qui lave docilement son maître en rêvant à celui qui déjà pourrait bien être son amoureux. Le refus énergique de l’ébat plus ou moins forcé scelle sa rébellion.

Le deuxième acte s’ouvre sur un plateau dont les anneaux enneigés arborent des traces de voitures, tandis qu’en son cœur tourne un petit cheval (Grane ?) ; ainsi le quotidien (et d’autant plus avec la vague de froid qui blanchit la ville ces jours-ci) rejoint-il génialement l’épique. Wotan surgit dans le « mal-aux-cheveux » des lendemains de noce – on l’avait laissé sabrant le champagne, rappelez-vous – et l’on découvre une Brünnhilde fraîchement gamine. Le dispositif tourne de manière à présenter un plan supérieur et une base épaisse sur le fond noir duquel la généalogie des personnages est inscrite à la craie – et il ne saurait être indifférent que Loge y soit écrit en sens inverse et prudemment isolé des cinq dieux. Fricka fait une entrée en ardente gardienne de l’ordre, dominant du haut de la structure un Wotan qu’elle terrasse au terme d’âpres négociations conjugales et politiques. Pertinente autant qu’incisive, la mise en scène ose également un humour délicat qui, s’agissant du Ring, relève discrètement un véritable défi.

Nous le disions à propos de Rheingold : Vera Nemirova ménage ses effets par un suspens qu’elle aime à cultiver. Ainsi d’une Brünnhilde qu’elle ose d’apparence traditionnelle (armure, lance et casque ailé) mais qu’elle fait vivre d’un frémissement enfantin largement inattendu. Ainsi encore du duel où s’opposent Hunding et Siegmund : on pense d’abord qu’on ne le verra pas, l’horizon demeurant obstrué par le tableau noir et les voix sonnant depuis les coulisses, pour finalement le livrer tout en haut dudit mur. Ainsi plus tard du feu convoqué à protéger la virginité de l’héroïne : sur ordre de Wotan, la lumière embrase d’un rouge incandescent le dispositif en anneaux qu’elle fait gigantesque plaque de cuisson, de sorte qu’on pense ne pas en voir plus, et voilà qu’en dernier lieu une stèle élève le corps de l’endormie tandis qu’un vrai cercle de flammes descend des cintres.

Dans Die Walküre, l’utilisation du dispositif scénographique s’avère essentiellement binaire tout en échappant à son propre principe par le recours à un ciel fort travaillé et d’une captivante profondeur. Au III, les vierges guerrières occupent l’étage sous lequel Brünnhilde donne refuge à Sieglinde, dans la crypte des héros, jonchée de gerbes et de cercueils. L’écrin se stylise admirablement pour une action sans cesse en jeu qui se garde de recourir au lourd référentiel « cérébral » (plus qu’intellectuel) trop souvent rencontré dans les mises en scènes wagnériennes des trente dernières années. Une fois encore Nemirova surprend : une walkyrie brandira sa lance à l’encontre de Wotan, il y a donc une rebelle – Waltraute, bien sûr.

Il n’est plus si fréquent de pouvoir suivre une même distribution au fil des épisodes du Ring. C’est ici le cas et l’on s’en réjouit. Britta Stallmeister était Woglinde : elle est cette fois Ortlinde qu’elle orne d’une certaine rondeur du phrasé. De Flosshilde, Katharine Magiera devient une chaleureuse Schwertleite. À ces voix s’ajoutent celles d’Anja Fidelia Ulrich (Gerhilde), Nina Tarandek (Waltraute), Elizabeth Reiter (Helmwige), Stine Marie Fischer (Rossweiße), Jie Zhang (Grimgerde) et Lisa Wedekind (Siegrune) pour former un octuor vocal équilibré.

Parmi les nouveaux protagonistes, saluons la Sieglinde tendre et généreusement timbrée de Dara Hobbs, le solide Hunding d’Ante Jerkunica, particulièrement convaincant, et enfin l’étincelante – pour ne pas dire foudroyante, même ! – Brünnhilde de Rebecca Teem : la voix est évidente, l’aigu facile, la couleur toujours signifiante. Un léger enrouement du ténor indique un refroidissement ; cette méforme passagère masque quelque peu les qualités de Frank van Aken (Siegmund). Quant à la « classe dominante », Tanja Ariane Baumgartner livre une Fricka à la projection autoritaire, comme il se doit, sans déroger à l’onctuosité qui fait sa signature timbrique, et Terje Stensvold conjugue évidence de l’émission, puissance, maîtrise de la dynamique, vigueur et vaillance dans un Wotan dont les adieux prennent une densité folle.

BB