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Chroniques
Elektra | Électre
opéra de Richard Strauss
C’est à la suite de son Elektra, la pièce d’Hugo von Hofmannsthal mise en scène à Munich, qu’Ulrich Rasche a été invité par le Grand Théâtre de Genève. Il y reprend sa scénographie monumentale, légèrement adaptée pour le lieu. On découvre une imposante tour penchée en ossature métallique où d’emblée les servantes marchent au ralenti sur une petite plate-forme débordant du cylindre, aux allures d’anneau de Saturne. En fait, elles cheminent à contre-sens sur une base en perpétuel mouvement, même à vitesse réduite. La partie supérieure de la tour s’élève, pouvant évoquer un chapeau haut-de-forme, et l’on découvre au sommet de la partie inférieure un second plateau, lui aussi en giration constante durant toute la représentation. C’est sur cette plate-forme, par séquences fortement inclinée, qu’évoluent les trois principales protagonistes féminines, en marchant en permanence à contre-sens, donc, le plus souvent pour simuler l’immobilité. Le procédé est certes original et illustre à propos la marche implacable du destin funeste des Atrides, mais il constitue aussi une difficulté constante pour ne pas relâcher la concentration, comme si le défi de chanter le rôle-titre d’Elektra ne suffisait pas.
Les costumes de Sara Schwartz et de Romy Springsguth sont uniformément noirs et sensiblement les mêmes pour les personnages, des combinaisons qui les font ressembler à des acteurs de séries de science-fiction. Pour raisons de sécurité, chacun porte un harnais et est assuré par un câble relié à un point fixe, au centre du disque pour les trois évoluant au niveau supérieur. Cette attache renforce encore le sentiment d’enfermement et d’impossibilité d’échapper au destin malheureux. Le costume unique ne facilite évidemment pas la différentiation des personnages, les attitudes des solistes se ressemblant de près entre Elektra qui chante le désespoir et la vengeance, Chrysothemis son désir de liberté et d’enfants et Klytämnestra qui s’épanche sur sa souffrance et ses cauchemars. Il faut également faire souvent abstraction du livret – pas de pierres précieuses portées par la reine, pas de hache déterrée par la fille rebelle, aucun rapprochement, ni étreinte, ni embrassade, avec une distanciation sociale qui rendrait heureux plus d’un ministre de la santé.
Dans ces conditions, les solides prestations vocales sont d’autant plus remarquables. À commencer par celle d’Ingela Brimberg dans le rôle-titre [lire notre chronique de Lohengrin]. Si ses premières notes – Allein! Weh, ganz allein! – semblent un peu prudentes, la voix se déploie rapidement et transmet des passages davantage perçants. La partie aigüe développe une belle ampleur, le dosage du vibrato est juste ; le registre grave montre quelques limites, avec certaines syllabes plutôt discrètes. La couleur vocale de Sara Jakubiak surprend d’abord [lire nos chroniques de Die Meistersinger von Nürnberg et de Das Wunder der Heliane] : le timbre n’est pas spécialement cristallin ni clair pour Chrysothemis, mais plutôt feutré, voire obscur. Le soprano n’en chante pas moins sa partition avec dynamique et précision des aigus, l’oreille s’habituant vite à cette typologie qui sort de l’habitude. On reconnaît, en revanche, immédiatement Klytämnestra dans la bouche de Tanja Ariane Baumgartner [lire nos chroniques de Lulu, Das Rheingold, Die Walküre, Œdipe, Tristan und Isolde, Le château de Barbe-Bleue, Serse, Les Troyens, Capriccio, Parsifal, Otello, The Bassarids à Salzbourg et à Berlin, Elektra ainsi que son enregistrement des Lieder d’Ervín Šulhov], avec sa profondeur de grave et de brèves sonorités à la limite de l’animalité. Une curiosité, ce soir : nous n’entendons pas, à la suite de son entrevue avec Elektra, les mots Lichter! Mehr Lichter! et son habituel rire outrancier... dommage. Le baryton-basse Károly Szemerédy compose un Orest joliment timbré et, dans cette mise en scène, encore plus hiératique que d’ordinaire [lire nos chroniques de Jenůfa, Boris Godounov, Die Königin von Saba et Fidelio]. Sonore dans la tessiture centrale et l’aigu, le ténor Michael Laurenz chante, quant à lui, un somptueux Ägisth, malgré la brièveté du rôle. Tous les rôles secondaires sont bien tenus, entre le précepteur d’Oreste, la confidente, les deux serviteurs et les servantes.
Sous la direction de Jonathan Nott, l’Orchestre de la Suisse romande joue impeccablement la partition straussienne, si ce n’est ce petit relâchement des cuivres à la fin de la confrontation entre mère et fille. On entend distinctement les phrases détaillées des différents pupitres et les contrastes sont par ailleurs marqués suivant les passages, mais sans de déferlement du flot orchestral qu’on put entendre lors d’autres interprétations de l’œuvre. Chaleureux applaudissements aux saluts, et enfin, des interprètes au repos – et nous aussi – après cette longue randonnée.
IF