Chroniques

par bertrand bolognesi

Robert Schumann | Szenen aus Goethes Faust WoO 3
Orchestre de Paris, Daniel Harding

Philharmonie, Paris
- 18 septembre 2016
Szenen aus Goethes Faust de Schumann par Daniel Harding et l'Orchestre de Paris
© frédéric désaphi

La dernière fois qu’on entendit Daniel Harding, c’était à Salzbourg où il dirigeait les Wiener Philharmoniker. Au programme : Variationen über ein Thema von Haydn Op.56 de Johannes Brahms, Adagio de la Symphonie en fa # majeur n°10 de Gustav Mahler, enfin Halleluja–Oratorium balbulum de Péter Eötvös qu’il donnait en création mondiale [lire notre chronique du 30 juillet 2016]. Cette foisonnante confrontation de grandes pages de 2016, 1910 et 1873, aux esthétiques diverses, semble le manifeste de la première saison parisienne du chef britannique. Le répertoire bien connu du mélomane y sera largement présent, mais sainement aéré d’opus d’aujourd’hui, comme Earth dances de Birtwistle, Babylon-Suite de Widmann – d’après son opéra [lire notre chronique du 21 juillet 2013] – ou Dream of the song de Benjamin, côtoyant Brahms, Beethoven et Wagner.

Après la remarquable soirée viennoise du printemps [lire notre chronique du 19 mai 2019], Harding inaugure officiellement sa prise de fonction par un monument injustement rare dans nos salles, Szenen aus Goethes Faust WoO 3, oratorio écrit par Robert Schumann entre 1844 et 1853, achevé quelques mois avant le complet abandon de sa raison qui le mènerait à Endenich, ultime marche vers le tombeau – une œuvre qu’il a d’ailleurs gravé à la tête des Chor und Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks. Loin de rompre cette belle lancée en si bon chemin, encore jouera-t-il Das Paradies und die Peri pour ouvrir l’hiver (21 et 22 décembre).

Lent, solennel, indique l’Ouverture (Langsam, feierlich)… et c’est exactement ce que fait l’orchestre, laissant vivre les rythmes pointés si caractéristiques de l’écriture schumanienne, parsemée de saccades courant de mesure à mesure comme le vent sous les nuages sans en soulever le plomb. Harding dessine habilement les trois motifs de cette excitante plongée dans la légende dont, impérative, la modulation finale s’acharne. Ce n’est pas mince affaire : dans l’acoustique de la Philharmonie, toute précision se perd lorsqu’on est au balcon, engluant les virevoltes de cordes jusqu’à n’en laisser qu’un trait flouté. De même l’écho du dernier accord prend-il ici d’obèses proportions.

Une remarquable fluidité est tout de même à l’haletant rendez-vous du Jardin, servi par une Gretchen frémissante, l’agile Hanna-Elisabeth Müller dont le timbre séduit d’emblée. Sur le souffle, tout en nuance, Christian Gerhaher conduit admirablement un chant sensible dans la partie de Faust, dont l’expressivité s’impose tout en douceur. Si l’on goûte les premières interventions de la chaleureuse Mari Eriksmoen en Marthe, celles du Mephistofeles de Franz-Josef Selig paraissent un peu sourdes. L’excellence des incises d’altos souligne l’avantageux ambitus dynamique du soprano dont flamboie l’aigu dans Gretchen vor dem Bild der Mater Dolorosa. La scène suivante (dans la cathédrale) gagne immédiatement une vigueur sulfureuse, avec ses timbales quasiment baroques. Mais la basse demeure en-deçà de ses possibilités, avec des ports-de-voix douteux qui masquent l’instabilité vocale du jour. Le Dies irae choral survient comme un orage, la tourmente de l’amoureuse se scellant entre les fermes scansions « Judex ergo cum sedebit », effrayantes – saluons les vaillantes voix du Chœur de l’Orchestre de Paris, dirigées par Lionel Sow.

Si le repère dramaturgique s’étiole peu à peu chez Goethe jusqu’à l’abstraction que l’on sait, il disparaît plus tôt encore sous la plume de Schumann. La deuxième partie de l’oratorio l’égaille déjà vertigineusement. Tapissée par les triolets de violoncelles, la tendresse tranquille des bois (Ruhig) introduit de ses discrets figuralismes l’aurore heureuse d’Ariel que livre l’exquise clarté d’Andrew Staples dont il faut louer le ténor souple et l’art des plus raffinés – superbe « Schlüpfet zu den Blumenkronen » du bout des lèvres, en voix mixte. Le gouffre infernal se laisse entrevoir avec le retour du Faust déterminant de Christian Gerhaher, diseur formidable dont l’inflexion soigneusement choisie stimule l’imaginaire de l’auditeur. Il conclut en maître cette quatrième scène où brille la petite harmonie.

Harding engage Mitternacht dans un grand mystère d’orchestre et, au-delà des pupitres de chœur, fait sournoisement siffler langues belliqueuses et pécheresses dans les cordes. Ne reste plus à Faust qu’à rencontrer les allégories se jouant de cet orgueil même qui le pourrait perdre. Enfin, Franz-Josef Selig recouvre l’impact qu’on lui sait : son Méphisto’ de la Fausts Tod satisfait pleinement. Après les lémures (Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris), basse et baryton dressent leur bref duo en scène d’opéra métaphysique, la mort se lovant ensuite dans un Lied somptueusement érigé. Le chef articule prudemment le postlude en déploration peut-être sarcastique – saura-t-on un jour ce qui traversa l’esprit du compositeur lorsqu’il écrivit « Er fällt, es ist vollbracht ! » ?

Dernière scène, constituée de sept numéros, Fausts Verklärung prend son envol angélique. Outre les choristes évoqués, l’on retrouve les solistes dans de nouvelles attributions. Après un trait nerveux du violoncelle solo, Andrew Staples rivalise d’ardeur désespérée. Gerhaher coupe littéralement le souffle, à la limite de l’égarement sur un presque rien de cordes subtilement chambriste et fort habité. De même le velours de Bernarda Fink se révèle-t-il idéal. Enfin, félicitons la jeune basse Tareq Nazmi, parfaitement employée. Après plus de trente minutes d’indicible élévation, magistralement menée par Daniel Harding, ces étonnantes Szenen aus Goethes Faust s’éteignent en un final dru.

Quelle ouverture de saison !
Un seul bémol, dont la responsabilité n’incombe certes pas à l’Orchestre de Paris ni à son chœur, encore moins aux solistes invités : l’envahissante réverbération d’une salle qui mange le médium des voix, sauf à placer les chanteurs en fond de scène. À coup sûr, le lieu reflète un temps qui se soucie d’image plus que de son et, puisqu’il s’agit d’y faire de la musique (quand bien même n’est-il certainement pas l’instrument adéquat), obéit à une tendance actuelle de fournir le plus gros son possible, mal défini et sur-amplifié, ce son qu’affectionne toute une génération de sourds persuadés à ce seul prix d’entendre quelque chose sans avoir quelque idée de ce qu’entendre veut dire. Vaste sujet…

BB