Chroniques

par bertrand bolognesi

Capriccio
opéra de Richard Strauss

Oper, Francfort
- 1er février 2018
Splendide scénographie de Johannes Leiacker ! "Capriccio" de Strauss à Francfort
© monika rittershaus

Munich. 28 octobre 1942. Sous un ciel privé d’éclairage urbain à cause des risques d’attaque aérienne, le public se rend au Nationaltheater. À l’affiche, Capriccio, le dernier opéra de Richard Strauss. Sur Francfort, les bombardements, commencés dès 1940, se sont systématisés (pour ne pas dire banalisés) depuis le mois de février, de sorte qu’à l’automne l’on y construit des abris. Pour la cité hessoise, cette fin d’année est aussi la période des grandes déportations.

Lorsque le gracieux sextuor prélude à la représentation, une reproduction fidèle du rideau du Palais Garnier nous fait face. Elle demeure baissée durant la partie calme, puis se lève lorsque la musique s’anime. On découvre une vaste serre, munie d’un petit théâtre qui arbore le même célèbre rideau d’Émile Rubé et Philippe Chaperon. Outre d’adroitement situer l’action en France comme l’indique le livret, la splendide scénographie de Johannes Leiacker suggère d’emblée les prédicats de la mise en scène. Ledit rideau fut peint dans la seconde partie du XIXe siècle, plusieurs décennies après le temps précisé par l’argument. D’autre part, en guise de meringue rococo le teatrino di corte revêt une discrète sobriété art déco, poussant vers les années vingt la datation. Des personnages qui devisent sur scène, la mise s’inscrit nettement dans la mode des années tristes, celles de la guerre. Fourrures confortables pour les dames, dont elles ne se séparent pas à l’intérieur, flanelles, velours et tweeds chauds pour ces messieurs, guère plus téméraires, ces tenues garantissent contre le froid. On remarque également des plantes effeuillées, mourantes. Durant l’hiver 1942, Paris fut pris dans les glaces plusieurs semaines durant, près de cinquante centimètres blanchissaient les rues de Strasbourg et le thermomètre montpelliérain s’aventurait bravement douze degrés dessous zéro. La buée givrée de la verrière complète le portrait des années de rigueur et de privation. Surgit un gamin, jouant avec un tank miniature, après avoir barbouillé une petite moustache sous son nez, il se plante au milieu de l’avant-scène et lève énergiquement la main dans le fameux salut – seule allusion à l’occupant (encore n’est-elle pas directe, puisqu’elle passe par la dérision).

De subtile manière, la nouvelle production de l’Opéra de Francfort déplace l’intrigue dans la France annexée, divisée entre collaborateurs et partisans. En Allemagne, Capriccio s’inscrivit dans l’exigence du régime nazi qui ne souhaitait que du divertissement – à l’instar de certains discours d’hommes politiques d’aujourd’hui non tenus pour réactionnaires (on les identifie bien, cependant). La présente plongée dans la vie culturelle sous l’occupation s’inscrit en contrepied des contemplations passéistes de Strauss et de Clemens Krauss, co-auteur du livret et chef d’orchestre qui en dirigea la première, deux artistes trop proches du pouvoir dont ils profitèrent sans vergogne (Strauss avait été Reichsmusikkammer et Krauss était le patron de l’Opéra de Munich). Une grande dame de l’opéra signe cette approche captivante, le mezzo-soprano Brigitte Fassbaender dont la carrière a bifurqué vers l’enseignement, la direction d’un festival et la mise en scène – nous avons failli voir son Arabella à Strasbourg (2003), n’était un insolent tremblement de terre pour nous en priver au premier tiers de la représentation ; depuis, elle réalisa Salome, Elektra et Ariadne auf Naxos, quittant le répertoire straussien avec Il barbiere di Siviglia (Rossini), Hänsel und Gretel (Humperdinck), Der junge Lord (Henze), Peter Grimes et Paul Bunyan (Britten), entre autres. Sa proposition parle de la France, pas question de montrer des uniformes nazis – le chic cabotinage d’un Robert Carsen n’est pas au rendez-vous. Elle s’inscrit dans l’invention d’une histoire parallèle qui remplit de sens la maigre livraison de Strauss et Krauss, à l’instar du travail de Dávid Márton à Lyon [lire nos chroniques du 8 septembre 2012 et du 7 mai 2013].

Alors que poète et compositeur devisent âprement sur l’art qui doit dominer un ouvrage lyrique, sous l’œil faussement complice du metteur en scène, un complot se trame. Pleine d’esprit, la production agit donc sur deux niveaux : les détails de surface, souvent drôles grâce à une inventivité aux aguets, dans les échanges avoués des protagonistes, et les signes d’intelligence pour ceux qui partagent un secret. De même que la scénographie indique avec précision le temps de l’intrigue, Brigitte Fassbaender profite de chaque situation pour montrer la faim (le couple de chanteurs qui se goinfre de gâteau) et l’organisation d’un coup entre résistants. Peu à peu l’on identifie la Comtesse et son Majordome à la tête d’un réseau actif où œuvrent les huit domestiques et la Clairon, sans oublier ce bon vieux cachotier de La Roche. Prenant pour prétexte sa réalisation grandiose et héroïque de La chute de Carthage au théâtre, il convoque bientôt l’actualité, images que son public ne souhaite pas forcément regarder : les dessins de la cité idéale du Führer par Albert Speer, pour commencer, enfin ruines, effondrements, destruction, incendies – guerre et mort. D’abord circonscrites à l’écran de fortune posé sur scène, ces vues envahissent tout l’espace, faisant miroiter partout l’horreur (particulièrement prégnante quand on garde à l’esprit le centre de Francfort rasé par près de 30 000 tonnes de bombes).

Dans ce déplacement adroitement suggéré des enjeux, la conversation en musique réagit à des codes tus – Le souper est servi = Les carottes sont cuites… Après le surgissement du souffleur, Monsieur Taupe dont on doute qu’il ait vraiment dormi et qui a vraisemblablement vu les armes dans les étuis des violons – « je vous raccompagne à Paris en voiture » semble réduire drastiquement son avenir, ça ne rigole pas ! –, la scène finale radicalise la perspective [photo], éloignant pour toujours le théâtre et couvrant tout l’espace d’une transparence gelée, métaphore heureuse dans la découverte du pot aux roses. Encore faut-il saluer l’exceptionnel travail de la lumière, confié à Joachim Klein, film blanc et noir postérieurement colorisé, fort touchant.

La distribution vocale honore haut la main l’exigeant récitatif accompagné de Strauss, tout en servant habilement la mise en scène. L’on y apprécie les ensembles que livrent Jonas Boy, Lucas Eder, Thesele Kemane, Jaeil Kim, Isaac Lee, Iain McNeil, Erik Reinhardt et Miroslav Stričević, domestiques efficaces dont certains sont issus de l’Opernstudio. Dans le format idéal, Sydney Mancasola et Mario Chang forment le couple de chanteurs italiens. Le vétéran Graham Clark prête son abattage à un Monsieur Taupe à soupçonner du pire. D’un impact sans faille, Gurgen Baveyan incarne le Majordome. Remarqué en Chorèbe l’hiver dernier [lire notre chronique des Troyens], le vaillant Gordon Bintner donne, d’un timbre mâle, un Comte précis et prestement phrasé. Le ténor robuste d’AJ Glueckert prête de riches harmoniques à Flamand, le compositeur, avec un lyrisme parfois irrésistible, quand le poète Olivier trouve en Daniel Schmutzhard un chant tendre qui flatte l’oreille [lire nos chroniques du 9 novembre 2013, du 14 mars 2014, des 16 mars et 31 juillet 2017]. À peine instable sur les premiers pas, Alfred Reiter libère bientôt l’autorité de sa voix ; son La Roche gagne un lustre ravageur. L’excellente Tanja Ariane Baumgartner, saluée ici-même dans Les Troyens, Serse et Das Rheingold [lire nos chroniques du 26 janvier 2017 et du 25 janvier 2013], façonne une Clairon des grands soirs, faisant passer la comédienne de la déclamation au recitar cantando puis au chant avec une facilité confondante. Enfin, Madeleine est Camilla Nylund, un rien empruntée lors de ses premières interventions, puis stabilisée dès que l’écriture a permis à l’opulence naturelle de trouver ses marques. Son monologue final est une bénédiction !

Dans la lignée du cycle discographique qu’il consacre à Strauss avec son Frankfurter Opern- und Museumorchester, Sebastian Weigle mène la fosse sans pontifier, arborant un son soyeux et clair, transparent pour les voix et caressant pour l’auditeur, dont la volubilité enlevée se fait parfois insolemment tendre. Voilà bien de quoi élever cette soirée au rang de chef-d’œuvre !

BB