Chroniques

par bertrand bolognesi

Otello | Othello
opéra de Giuseppe Verdi

Oper, Francfort
- 13 septembre 2018
Roberto Saccà et Olesya Golovneva sont Othello et Desdémone à Francfort
© barbara aumüller

Après la première allemande de Lost Highway de Neuwirthqui, avec la nouvelle production de Trois sœurs d’Eötvös que nous découvrirons demain, fait l’événement de la rentrée 2018/19 de l’Opéra de Francfort [lire notre chronique de la veille], retrouvons aujourd’hui un classique du répertoire lyrique, l’Otello de… Puccini, si l’on en croit la lecture opulente, percluse de rubati complaisants, voire vériste, d’Henrik Nánási ! À la tête du Frankfurter Opern- und Museumsorchester Frankfurt, le chef hongrois [lire notre chronique du 22 avril 2017] n’a cure de la verve acérée du vieux Verdi, préférant s’attacher à des effets qu’aimablement l’on dira sentimentaux. Outre ce too much sans tenue, les décalages rythmiques du chœur, dans l’Acte I, accusent une cohésion difficile, peut-être due à l’exercice de preste déshabillage infligé aux choristes durant qu’ils chantent. La formation hessoise n’est pas en cause, avec un pupitre de cuivres d’une grande qualité et des cordes fort efficaces, comme en témoigne le superbe solo de violoncelle. On déplore l’excès incessant d’une baguette qui force l’expressivité, jusqu’à l’éberluant patinage du dernier moment, après la mort de l’innocente, qui conclut l’opéra dans une inconsistance qu’on ne saurait taire.

Un plateau vocal de bon aloi défend vaillamment l’ouvrage, dominé par la bouleversante Desdemona d’Olesya Golovneva. Remarqué à Berlin dans Les Huguenots [lire notre chronique du 27 novembre 2016], le soprano russe s’affirme par une incarnation attachante. D’abord discrète, la chaleur du timbre peu à peu se révèle, dans une maîtrise remarquable de la dynamique, jusqu’à libérer l’intense plénitude de la voix dans les scènes ultimes. Autre belle rencontre de la soirée, Evez Abdulla compose un Iago plus subtil que d’accoutumé. D’un legato facile, au service d’une ligne vocale très stylée, le baryton-basse livre une éminence grise bien chantante, jamais caricaturale – y compris dans le credo, ce qui relève du tour de force –, grâce à une inventivité dramatique des plus raffinées. Applaudie tout récemment au Salzburger Festspiele [lire notre chronique des Bassarids], l’excellente Tanja Ariane Baumgartner prête son souverain mezzo à une Amelia de belle humanité [lire nos chroniques des 1er avril et 1er février 2018, des 19 février et 26 janvier 2017, du 2 octobre 2015 et du 18 mai 2014]. Les rôles subalternes ne sont pas en reste, avec le Cassio brillant et fleuri d’Arthur Espiritu [lire notre chronique du 26 janvier 2009], Jaeil Kim en Rodrigo convenablement serti, l’élégant et stable Thomas Faulkner en Lodovico que l’on félicite une nouvelle fois [lire nos chroniques des Cantatrici villane, d’Une vie pour le tsar et de Vasco de Gama], enfin la basse noble du jeune Anatoliĭ Suprun (Araldo). Préparés par Tilman Michael et Markus Ehmann, les artistes des Chor, Extra-Chor et Kinderchor der Oper Frankfurt livrent une prestation irréprochable.

Une seule ombre au tableau, l’attribution du rôle-titre à Roberto Saccà qui ne paraît guère en mesure de l’assumer. Outre des aigus craqués plus qu’à leur tour, le ténor ne possède ni la lumière ni l’héroïsme nécessaires. Si l’intonation demeure satisfaisante, sans oublier une certaine musicalité et un vrai sens de la scène, la conduite fragmente le phrasé, ce qui revient à rudement malmener le lyrisme.

En 2011, Johannes Erath signait ici une production plus habitée par Shakespeare que par Verdi. Contrairement à la plupart des options, ce n’est point tant Jago qu’Othello qui intéresse le metteur en scène, accordant au premier son rôle de catalyseur quand il se concentre sur la fragilité psychologique du second – de fait, l’opéra, quoique faisant la part belle au diabolique manipulateur, s’intitule tout de même Otello. Par une direction d’acteurs précise, voire exigeante, Erath donne adroitement vie aux passions, sans diaboliser un rôle que le dramaturge élabora pour un clown, ne l’oublions pas [lire nos chroniques d’Un ballo in maschera, Make no noise et Beatrice Cenci]. Avec la complicité de Dirk Becker pour le décor et de Silke Willrett quant à la vêture, il explore le drame sur une scène nue, austère plancher incliné vers le public, jonché de nombreuses paires de bottes et doté de trappes suggérant autant de mises au tombeau qu’en comptent le contexte guerrier et les dangers induits par une jalousie maladive – la proposition insiste pesamment sur cet aspect, comme sur une sorte de revendication sociopolitique du personnage désigné par le terme maure pris à un autre degré : il est l’autre, prêt à renier son origine par ambition, réduit à sa différence dans un conflit amoureux sans doute lui-même redevable de cette condition-là. Une relative acrobatie conceptuelle édifie le projet qu’on s’ingénie à imaginer peut-être probante sept ans plus tôt ; la présente reprise, avec ses nombreuses maladresses et réglages approximatifs, ne parvient pas à en sceller durablement la réussite.

BB