Recherche
Chroniques
Œdipe
tragédie lyrique de George Enescu
À la fin de la première décennie du XXe siècle, après avoir adapté Macbeth de Shakespeare pour Ernst Bloch dont l’opéra éponyme vint au monde en 1910, l’écrivain et penseur franco-suisse Edmond Fleg (1874-1963) s’inspirait de deux pièces de Sophocle (Œdipe roi et Œdipe à Colone) pour livrer le livret d’Œdipe, tragédie lyrique en quatre actes dont George Enescu achèverait la mise en notes plus de vingt ans plus tard. La création mondiale eut lieu au Palais Garnier (Paris), le 13 mai 1936, avant qu’une version en langue roumaine fût imaginée, qui vit le jour en 1958 à Bucarest, trois ans après la disparition du compositeur (1881-1955). Malgré sa qualité indéniable, tant pour l’intérêt du sujet que par la vivacité de la facture musicale qui unit miraculeusement les manières de Richard Strauss et de Claude Debussy, l’ouvrage demeure encore rare, inexplicablement [lire nos chroniques du 12 octobre 2008, du 4 novembre 2011 et du 8 décembre 2013]. La production présentée depuis dimanche au Salzburger Festspiele, à la deuxième représentation de laquelle nous assistons, fait dont évènement.
La scène panoramique de la Felsenreitschule est investie par le spectacle de l’homme de théâtre et plasticien berlinois Achim Freyer, qui signe lumière, scénographie et mise en scène. On retrouve ces personnages enflés chers à l’artiste, d’inspiration picturale, dont les formes sont volontiers rehaussées de couleurs vives [lire nos chroniques de Schneewittchen et de Fidelio]. Ils évoluent sur un plateau à peine parsemé de têtes et de corps qui hésitent entre présence statuaire et réminiscence fantomatique, un espace que sa nudité rend quasiment infini. Un saisissant rite païen, lent et certain, à l’esthétique singulière, avance vers l’inéluctable. Le grimage est accentué jusqu’à devenir masque, tels ceux qu’utilisait la tragédie antique. Ainsi l’inventivité de Freyer engendre-t-elle une Jocaste en figure bleue à pétales surmontée d’un éternel sourire, Jocaste sans âge, instrumentalisée par le destin qui se joue d’Œdipe. Laïos est dessiné par des extensions corporelles en baudruches noires. Un enfant guide Tirésias, échassier sans visage, dans une disproportion vertigineuse. Une hostile face ronde, rouge et plate qui arbore un rictus horrifique personnalise Créon. La Sphinge apparaît d’abord en tête monstrueuse, noire avec des dents rouges, survolant le ciel de la scène, puis en créature aguicheuse qui s’énivre de ses secrets. Les choristes eux-mêmes échappent à tout théâtre psychologique, silhouettes sombres fondues dans la masse, visages dissimulés sous un tulle noir – paradoxalement, c’est leur indifférenciation qui les rend puissants dans Thèbes sauvée. Enfin, un bouc joueur de syrinx est juché en permanence dans la galerie d’où il éclaire, pour ainsi dire, chaque intervention du Berger.
Dans cet univers, comment apparaît l’enfant agoni par l’oracle d’Apollon ?
Dès les premières notes l’on voit un nourrisson démesuré qui empêtre ses membres trop lourds dans un short de boxe, jouée par une figurante à vertu contorsionniste (Katha Platz). Le petit batailleur souffre bientôt d’un pied-bot, séquelle d’une blessure infligée sous nos yeux par son père. Peu après, l’enfant est substitué au baryton gainé dans une impressionnante enveloppe toute de muscles surprotéinés. Tête-bêche, le héros fonce vers sa mauvaise étoile.
Dans un éclairage toujours incertain se perpètre un théâtre sacré, cérémonie accomplie par ces marionnettes de toutes tailles portant les stigmates des personnages qu’elles évoquent. L’œuvre s’annonce comme tragédie lyrique : nous y voici pleinement, en effet, la proposition générale s’inscrivant, à ce titre, dans une grande pureté de conception. Des signes insaisissables renouvèlent perpétuellement leur inscription au sol – vidéo de Benjamin Jantzen –, selon une esthétique marelles où l’action se dépose.
Après sa fuite de Corinthe, Œdipe combat des baudruches menaçantes descendues des cintres sans qu’on perçoive autrement la présence de Laïos. De ce même poing qui vient d’abattre son père, fidèlement à l’oracle auquel il croit pourtant échapper, le jeune homme caresse un lapin avec des gants de boxe. Pendant la scène de la Sphinge, des êtres étranges envahissent le plateau, dont une sauterelle jaune géante. Lorsqu’en la liesse de la fin de l’Acte II, le vainqueur du monstre est accueilli comme nouveau roi des Thébains, sa marionnette choit brutalement des cintres – l’accomplissement est en bonne voie. Plus tard, l’infâme révélation décuple soudain Jocaste. Pour bannir le meurtrier du roi, le peuple adopte le masque écarlate de Créon. « Ce sont mes yeux qui coulent sur mes joues… » – des bandes de papier laqué déroulent le sang sur le visage et depuis les doigts du maudit qui s’est aveuglé afin de mieux conjurer son liminaire aveuglement.
Il revient à Ingo Metzmacher d’officier à la tête de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, préparée par Huw Rhys James, du Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor, que dirige Wolfgang Götz, et des excellents Wiener Philharmoniker. En prenant soin de chaque aspect de l’écriture parfois méandreuse d’Enescu, mais encore des effets dramatiques qu’elle convoque, le chef allemand signe une lecture puissante qui, comme il se doit, mène hardiment le rituel. De belle tenue, le plateau vocal s’en fait grand complice. Ainsi d’Anna Maria Dur, Mérope au timbre enveloppant, de l’Antigone fraîche et puissante de Chiara Skerath [lire nos chroniques de Trompe-la mort, La Cenerentola et Der Freischütz], du berger sainement incisif de Vincent Ordonneau, du baryton-basse coloré de Gordon Bintner en Phorbas [lire nos chroniques des Troyens, de Capriccio, De la maison des morts et Der ferne Klang], mais encore du Grand Prêtre impératif du jeune David Steffens [lire nos chroniques de Die Entführung aus dem Serail, Gloriana, Der Freischütz et Salome].
Le quintette de tête est assuré avec avantage par Ève-Maud Hubeaux, Sphinge au grave nourri dont la présence fait adroitement tournoyer les repères de la raison, par le baryton fort impacté de Brian Mulligan, Créon idéal [lire nos chroniques de La dame de pique et de L’Africaine], et par le ténor dûment autoritaire de Michael Colvin, Laïos parfait [lire nos chroniques de Lear à Paris et à Salzbourg, ainsi que de Peter Grimes]. Il est luxueusement complété par le mezzo-soprano généreux d’Anaïk Morel en Jocaste fulgurante [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites et de Carmen] et par le baryton britannique Christopher Maltman que l’on retrouve avec grand plaisir dans le rôle-titre : son incarnation bouleversante bénéficie tour à tour de la tonicité et du velours d’un organe en bonne santé, conduit avec une musicalité exemplaire.
BB