Chroniques

par bertrand bolognesi

Œdipe
opéra de George Enescu

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 23 septembre 2021
L'excellent Christopher Maltman est Œdipe (Enescu) à l'Opéra Bastille
© elisa haberer | opéra national de paris

Créé au printemps 1936 sur notre première scène lyrique, Œdipe de George Enescu ne connut guère par suite les honneurs en France. Si l’on doit à Nicolas Joel la production montée au Capitole de Toulouse il y a déjà treize ans [lire notre chronique du 12 octobre 2008], le metteur en scène n’invita pas l’ouvrage à l’Opéra national de Paris durant les cinq ans de son mandat de directeur (de 2009 à 2014). Aussi est-ce à La Monnaie de Bruxelles, où la première belge avait été donnée en 1956, que nous avons pu retrouver Œdipe, dans une mise en scène sommairement anecdotique signée Àlex Ollé [lire notre chronique du 4 novembre 2011]. C’est dire si la création d’une nouvelle production est grandement attendue sur le plateau de l’Auditorium Bastille !

De fait, le monde musical a montré quelque frilosité à l’égard du mythe. Si l’Antiquité est l’une des trois sources qui abreuvèrent l’inspiration des compositeurs de l’âge baroque – les épopées de l’Arioste et du Tasse (Orlando furioso, 1505-1532 ; La Gerusalemme liberata, 1581) sont les deux autres –, c’est à travers Virgile et ses Métamorphoses plutôt qu’à fréquenter les tragédiens grecs. Tout juste aperçoit-on le prélude et les trois airs à constituer la musique d’accompagnement Œdipus de Purcell, en 1692, la Bühnenmusik conçue par Mendelssohn en 1845, Ödipus in Kolonos Op.931, avant la création de l’oratorio latin de Stravinsky, Œdipus rex2. Quant à la scène lyrique proprement dite, après un bon départ, quoique tardif en 1786, avec Œdipe à Colone, opéra en trois actes de Sacchini3, Œdipe dut attendre bien plus d’un siècle pour retrouver les planches avec l’Edipo Re de Leoncavallo4, ouvrage qu’on ne rougira pas d’oublier. La véritable élection du personnage à l’opéra est donc celle qu’en écrivit Enescu (vingt-trois ans avant le terne Oedipus der Tyrann d’Orff5 ).

Après avoir mis en scène les sept tragédies de Sophocle entre 2011 et 2016, l’homme de théâtre d’origine libanaise Wajdi Mouawad revient à l’un des mythes essentiels de l’élaboration freudienne sans jamais s’y égarer, maintenant ainsi la proximité avec le monde antique plutôt qu’avec son interprétation vingtièmiste. Le dramaturge ajoute un prologue parlé qui contextualise le destin du héros – le terme semble impropre, après son acception romantique –, agrémenté d’une sobre pantomime. La malédiction, comme nous le rappelèrent brillamment Grunberger6 et Green7 dans leurs essais, tombe sur Laïos, jeune roi de Thèbes en exil, après qu’il a sexuellement abusé de Chrysippe enfant dont il assurait l’instruction. De retour dans la cité initialement vouée à l’accueil des sans-patrie par Cadmos, son fondateur phénicien, mais désormais dévoyée par l’exercice du pouvoir, le souverain ignore bravement l’anathème d’Appolon à son égard et engendre celui-là même qui le devrait tuer puis féconder son épouse Jocaste, devenant mari de sa mère et frère de ses frères. Passé ce πρωτόκολλο d’environ neuf minutes, c’est tout un rituel de la naissance de l’héritier qu’invente Mouawad, avec une poésie conjuguant une sorte de sauvagerie domptée. L’accouchement a lieu pendant le prélude orchestral, cérémonieuse césarienne effectuée par le Grand Prêtre. Dans une lourde vasque, on plante un arbrisseau dans la terre où vient d’être enfoui le cordon ombilical du nouveau-né, puis on l’arrose du sang du porteur égorgé, sous l’œil inerte et séculaire de colosses d’argent, les statues des ancêtres royaux. En surplomb des costumes délicatement colorés d’Emmanuelle Thomas, une chevelure végétale, réalisée par Cécile Kretschmar, caractérise les Thébains, des rameaux réguliers ornés de bourgeons entrouverts sur le crâne de Laïos au bouquet fantasque du chef de Jocaste en passant par les massifs fleuris de ses suivantes, les touffes drues de Créon et les pailleuses tignasses sèches du Berger et de Tirésias, le devin.

La fin du premier acte est marquée par l’apparition discrète d’Œdipe, dans une transition vers un autre temps du mythe, celui de la colère d’Appolon apparu en rêve au jeune prince. À Stéphane Pougnand nous devons le projection de nuées d’oiseaux noirs qui tournoient comme la décision de quitter Corinthe, concentrées en vague visage pendant le récit du rêve déposé aux pieds de Mérope. Au tableau suivant, l’inquiétant taureau blanc – Zeus qui, sur la plage de Sidon, s’accouplait à Europe, sœur de Cadmos ? – offre l’arc et le couteau à l’adolescent endormi sur la route, outils de son premier crime : le meurtre de Laïos. Le voilà bientôt arrivé aux abords de Thèbes, plateau de cadavres pétrifiés où le chasse un Veilleur. D’une nature incertaine, tant masculine que féminine, la Sphinge arbore l’étouffante sensualité de la pourriture8 où férocement s’accouplent défaite et victoire du présage – Œdipe vainqueur, c’est Œdipe condamné. À l’Acte III, les chevelures thébaines ne sont plus que bois calciné. En ce temps de peste, les gestes d’affliction paraissent entravés dans une raideur déjà cadavérique. Qui est le coupable du fléau envoyé par Appolon ? Une épaisse tresse de laine rouge relie Jocaste aux cieux, souvenir du cordon rompu après la gestation menée à terme de celui dont Pasolini eut pu dire qu’il fût coupable d’innocence9. Lorsque la reine comprend l’infâme tromperie divine dans laquelle elle est prise avec son fils-époux, cette coiffe se rompt, scellant le suicide certain, avéré peu après. Tenu captif par un terrible jeu de la vérité, le rôle-titre réalise le nom d’Œdipe10 dans le châtiment qu’il a lui-même prononcé en amont des révélations.

À la célébration relativement hiératique de l’éternel tabou civilisateur11, le dispositif scénique efficace et simple d’Emmanuel Clolus savamment éclairé par Éric Champoux, offre un temple idéal où sont scénographiés jusqu’aux surtitres (pour ce qui est des vernaculaires, ceux en langue anglaise s’affichant de manière classique dessus le cadre de scène). Dans cet inflexible glissement de parois sombres et hautes, d’aspect tour à tour minéral et métallique, que vient à peine rehausser un rocher d’argile à la fatidique croisée des trois chemins et l’impalpable cercle à traverser – celui des apparitions, de la naissance, du temps, de la magie et de ses énigmes –, évoluent l’excellent Chœur de l’Opéra national de Paris, préparé par Ching-Lien Wu, et une quinzaine de protagonistes tous soigneusement distribués.

Le jeune soprano germano-canadien Anna-Sophie Neher fait ses débuts parisiens dans la brève partie d’Antigone à laquelle elle prête une couleur chaleureuse et une ligne charmante. C’est également le cas du baryton moldave Adrian Timpau dont on découvre le timbre attachant et le phrasé élégamment serti en Thésée. Au Grand Prêtre valide et crédible de Laurent Naouri répond le Berger parfaitement incisif de Vincent Ordonneau. Outre le Laïos sonore d’Yann Beuron, il faut saluer le Veilleur fort investi de Nicolas Cavallier auquel est aussi confié le rôle de Phorbas. Lumineux et puissant, le baryton cuivré de Brian Mulligan, applaudi dans Tchaïkovski et Meyerbeer [lire nos chroniques du 3 mai 2014 et du 11 mars 2018], avantage un Créon d’autorité. L’intervention de Tirésias, aveugle guidé par le spectre de Chrysippe, donne le frisson, telle la raucité hardiment travaillée de Clive Bayley. Du côté des dames, l’opulence vocale d’Ekaterina Gubanova fait merveille en Jocaste, tandis qu’Anne Sofie von Otter déploie une onctuosité nouvelle en Mérope. Enfin, la grande triomphatrice de la soirée est le mezzo-soprano Clémentine Margaine dont la voix enveloppante, sombre et intrusive envenime fabuleusement la Sphinge.

Au Salzburger Festispiele, nous avions beaucoup apprécié la composition de Christopher Maltman. À Œdipe, Enescu a réservé une partition redoutable qui, au fil d’un long récitatif lyrique, menace d’épuiser les moyens des chanteurs. Ce n’est qu’une fois avérée la vérité du rôle que le chant s’élève, selon une idée belle mais risquée du compositeur. Le baryton britannique signe ici une incarnation plus probante encore qu’il y a deux ans [lire notre chronique du 14 août 2019]. En fosse, on retrouve également Ingo Metzmacher, maître d’œuvre d’une interprétation de toute splendeur, à la fluidité souveraine. Si bel Œdipe offre une plongée fructueuse dans l’univers du compositeur roumain que la coïncidence des calendriers place quelques jours avant le premier concert de l’édition 2021 des Rencontres musicales George Enescu de Paris.

BB

1 création le 1 novembre 1845, au Neues Palais de Sanssouci, à Potsdam

2 création le 30 mai 1927, Théâtre Sarah Bernhardt (actuel Théâtre de la Ville), à Paris

3 création le 4 janvier 1786, en présence de Louis XVI et de Marie-Antoinette, à Versailles

4 création le 13 décembre 1920, par la Civic Opera Company de Chicago

5 création le 11 décembre 1959, à l’Opernhaus de Stuttgart

6 Béla Grunberger, Le narcissisme, Payot, 1971

7 André Green, Un œil en trop, Minuit, 1969
Le complexe de castration, Presse Universitaire de France, 1990

8 Hicham-Stéphane Afeissa, Esthétique de la charogne, Dehors, 2018

9 Pier Paolo Pasolini, Poesie a Casarsa, Libreria Antiquaria, 1942
Edipo re, film de 1967

10 Hélène Cixous, Le nom d'Œdipe, Des Femmes – Antoinette Fouque, 1978

11 Émile Durkheim, La prohibition de l’inceste et ses origines, L’Année Sociologique I, 1897