Chroniques

par bertrand bolognesi

Lulu
opéra d’Alban Berg

Salzburger Festspiele / Felsenreitschule, Salzbourg
- 4 août 2010
© ruth walz

Distribution minutieusement choisie, direction musicale ciselée dans un lyrisme à l’expressivité raffinée, mise en scène inventive convoquant une véritable direction d’acteurs dans une scénographie épurée – principalement les toiles angoissantes du peintre Daniel Richter (dont le travail est exposé au Rupertinum pendant le festival) –, autant d’atouts qui font une réussite de cette nouvelle production salzbourgeoise de l’opéra d’Alban Berg. Après un Prologue distancié non sans panache, le rideau s’ouvre sur une large toile délimitant à elle seule le cadre de scène : c’est le portrait de l’héroïne, fameux portrait réalisé par le peintre qui se tranche la gorge lorsqu’il en apprend trop sur celle qu’il aime, portrait maudit dès lors qui accompagnera la chute de Lulu jusqu’à l’éventrement final.

Mêlant le premier Baselitz aux souvenirs d’Ensor et de Nolde, le néo-expressionisme de Richter, qui jette ses vives couleurs sur les créatures fantomatiques de Zoran Music, éclaire d’emblée une partition qu’au pupitre Marc Albrecht dirige avec clarté et contraste tout en affirmant un héritage romantique comme surgissant de l’exigeant écrin de la modernité. Tout va pour le mieux lorsque l’univers inventé sur scène crée cette trop rare cohérence avec le climat de la fosse. Et quelle fosse ! Les excellents Wiener Philharmoniker font merveille, tant dans les tutti d’une remarquable profondeur que dans les traits solistiques, déclinant un éventail dynamique d’une grande richesse.

On ne saurait décrire l’effet d’un jeter d’immense rideau peint pour clore le premier acte, toile qui encadrera tout l’acte médian d’une multitude d’effrayantes faces rieuses et tordues, sorte de clowns morts-vivants, sous les rehauts savants des lumières de Manfred Voss. C’est, pour finir, devant l’hivernale forêt stylisée de la série des Winterreise de Richter que le misérable quatuor (Schigolch, Geschwitz, Alwa, Lulu) s’abrite au III, dans une crudité glacée. De fait, assez naturellement, Jack the Ripper survient ici à point nommé comme libérateur plutôt que figure de châtiment.

Vera Nemirova signe une production puissante, traversée de moments phares dont on retiendra Schön rédigeant sa lettre de rupture (Acte I) sur le papier d’un bouquet offert à Lulu par un admirateur – belle signature d’une victoire –, sa mort dont l’humour fait frémir (II) et l’inutile tentative de reconstitution du fameux portrait (III) dont on rassemble des lambeaux de photocopies pour isoler du froid un abri de fortune – rien n’y fera : tout glisse dans le néant. Moins convaincante (et encombrante, qui plus est) la présence de six jeunes esclaves masculins de la sensualité débridée de Lulu, au deuxième acte, à laquelle répond bientôt des allusions sexuelles lourdement et inutilement appuyées (cunnilingus oisivement accompli par le gamin pendant la conversation d’Alwa et Lulu, par exemple, etc.). La molle chorégraphie de ces silhouettes crée cette sorte de bizarrerie que l’on croit obligatoire lorsqu’il ne s’agit pas d’un vieux répertoire.

En revanche, débuter la scène mondaine du dernier acte directement dans la salle, avec des chanteurs qui disent leur texte dans une décadente faconde, lèvent leurs verres dans les gradins, radicalise génialement les dimensions volontairement disloquées de ce moment, alors placé loin de la peinture de Richter. Certes, le danger de ces ruptures de frontières reste qu’elles invitent le public à dissiper sa gêne dans une jactance qui masque les premières minutes de la partition. Voilà bien du sens, cependant, dans le fait que c’est précisément à l’apparition de l’achèvement de l’ouvrage par Friedrich Cerha que les protagonistes gagnent le parterre, comme Lulu put être intégralement rendu public grâce à Cerha il y a trente ans. Autre effet moins maniériste et directement bénéfique : mise en danger par ce dispositif qui, pour ainsi dire, la jette aux fauves, Patricia Petibon (dans le rôle-titre) cesse alors de minauder pour être enfin ; sa prestation s’humanise considérablement, ce qui est salutaire pour que n’indiffère pas la fin du personnage.

Car enfin, il faut en arriver aux voix, et celle du soprano français, malgré des aigus foudroyants et l’idéale agilité des vocalises, demeure insuffisante dans un rôle où elle accuse une instabilité qui ne flatte pas les attaques, un médium malmenant plus d’une fois la justesse et une cruelle absence des quelques graves convoqués par la partition. Outre qu’une curieuse fêlure rend désagréablement grêles les notes tenues, cette Lulu déçoit par un jeu grossièrement surligné : impossible de croire à ce personnage – personnage, précisément. Nous l’écrivions plus haut : Patricia Petibon surprend au début de l’Acte III pour, contre toute attente, émouvoir in fine.

On saluera l’attachant gamin de Cora Burgraaf, particulièrement crédible quoique vocalement un brin confidentiel, Franz Grundheber campant un Schigolch sonore en diable et la présence exquise, bon pied bon œil, de Hans Zednik en Prince amoureux. En Dresseur de fauves puis en Athlète, le timbre imposant et avantageusement coloré de Thomas Johannes Mayer convainc aisément. Si l’Alwa de Thomas Piffka semble d’abord assez terne, d’une dimension peu expressive et à l’aigu plutôt étroit, l’artiste libère la voix à la fin du II. Andreas Conrad offre au trop bref Marquis la lumière d’un ténor éblouissant, tout comme Pavol Breslik livre une saine clarté à un Peintre ô combien charismatique. Voix chaleureuse, présence fascinante de grande élégante revenue de tout et cependant capable de tomber passionnément, fatalement, amoureuse de Lulu, la Geschwitz de Tanja Ariane Baumgartner s’avère d’une subtile sensibilité musicale – les quelques phrases lancées d’une des portes du parterre, au III, sonnent comme venues d’outre-tombe (der Teufel, disait Schön en expirant). Et Schön, enfin, alliant un physique – exactement le genre de bel homme de son âge dont les gamines tombent amoureuses – aux grands moyens d’un ferme baryton-basse : Michael Volle s’affirme tout simplement parfait dans le rôle-clé de l’œuvre.

BB