Recherche
Chroniques
Orest | Oreste
opéra de Manfred Trojahn
Créé à Amsterdam en 2011, Orest de Manfred Trojahn (né en 1949) est l’un des rares opéras contemporains à avoir connu plusieurs reprises. Mieux, après la première mise en scène signée Katie Mitchell [lire nos chroniques de Káťa Kabanová, Written on skin, Le vin herbé, Lucia di Lammermoor, Pelléas et Mélisande, Lessons in love and violence et Ariadne auf Naxos], c’est une nouvelle production que propose la Staatsoper de Vienne, réalisée par Marco Arturo Marelli, également auteur de la scénographie et des lumières, tandis que Falk Bauer est chargé des costumes [lire nos chroniques d’Alcina, Le nozze di Figaro, Medea, La sonnambula, Arabella, Capriccio et Don Carlo].
Le décor est unique, dans ce court opus de soixante-quinze minutes qui se veut une suite d’Elektra de Richard Strauss (livret du compositeur, d’après la tragédie d’Euripide). Le rideau se lève sur un tunnel circulaire, sorte de rampe géante de parking souterrain, alors qu’on entend un cri déchirant. S’ouvrent des portes, extérieures puis intérieures, Oreste tente de les refermer, mais chacune se réouvre au fur et à mesure, pendant que passe le fantôme de sa mère assassinée, Clytemnestre, et que des voix susurrent Orest, Orest comme dans un cauchemar. Mis à part les personnages de la mythologie grecque – les survivants, à ce stade de l’histoire –, un rôle divin supplémentaire est ajouté, incarnant alternativement Apollon et Dionysos. Doré sous sa toge noire, il tire une flèche de son arc au début, puis s’élève plus tard dans une balançoire pour disparaitre dans les cintres. Plusieurs situations évoquent Elektra, par exemple lorsque celle-ci prépare la hache et la donne à son frère Oreste pour tuer Hélène et Hermione, comme Clytemnestre dans l’opus straussien, ou quand Ménélas débarque, double d’Égisthe qui, comme lui, est distribué à un ténor.
La musique évoque aussi clairement l’œuvre de Strauss, d’abord directement par de légères mais régulières petites touches de citations, mais également par ses mêmes changements, rapides et spectaculaires, d’ambiances et de textures, par la violence, le déchaînement parfois, des tutti orchestraux. On repère même un court trio féminin, pour partie a cappella, sans doute en clin d’œil au finale du Rosenkavalier... La conclusion de l’opéra se fait aussi, comme dans Elektra, sur les paroles Orest, Orest, prononcées cette fois par Hermione. La partition de Trojahn [lire nos chroniques d’Enrico, Quatuor n°3 et L'éternité à Lourmarin] n’en conserve pas moins son caractère propre – pour exemple, quelques séquences où percussions et cuivres s’en donnent à cœur joie, qui alternent avec des moments de quasi-silence, comme après le meurtre d’Hélène où Oreste reste prostré pendant de longues secondes… et le public avec lui ! Pendant tout le temps de la représentation, on apprécie une musique toujours en situation avec l’action sur le plateau.
L’écriture vocale constitue un défi superbement relevé par une équipe de chanteurs aguerris. En premier lieu, c’est le baryton Georg Nigl, distribué dans le rôle-titre, qui réalise un tour de force. En scène à peu près tout du long du spectacle, sa performance relève de l’art total. D’abord, il soutient sans faillir la tessiture très étendue sollicitée par sa partie et ses nombreux moments de fureur, mais son jeu impressionne tout autant, un personnage désespéré qui se roule par terre, parfois totalement perdu, à la limite de la démence, sans jamais que ce soit au détriment du chant [lire nos chroniques de Faustus, the last night, Die Tragödie des Teufels, O Mensch!, Wozzeck, Eight songs for a mad king, Death in Venice, Jakob Lenz, Il prigioniero et Violetter Schnee].
Sa sœur Électre est incarnée par le mezzo Ruxandra Donose, habillée comme lui en habits gris et sales. L’actrice est engagée, mais la chanteuse en général plus discrète, très musicale quoiqu’un peu fermée dans le registre grave, et plus d’une fois manquant de puissance pour passer l’orchestre. Hélène est défendue par le soprano Laura Aikin débarquant en robe dorée fendue, manteau de fourrure et lunettes noires, une femme sophistiquée qui se remaquille et repartira avec Apollon/Dionysos après avoir été tuée par Oreste, en s’envolant sur la balançoire en direction du ciel [lire nos chroniques de Pli selon Pli, Pulse Shadows, Lulu à Lyon et à Paris, Semiramide, L’arbore di Diana, Die Soldaten, Gawain, Ti vedo, ti sento, mi perdo et My life without me]. L’autre soprano est Audrey Luna qui endosse les habits d’Hermione, très différente de sa mère en sage manteau bleu, bas blancs et barrette dans les cheveux. Incroyablement aigüe, sa partie vocale compte des notes absolument stratosphériques et des écarts vertigineux qu’elle assume crânement [lire notre chronique de The Sirens Cycle]. Le double rôle d’Apollon et de Dionysos est dévolu à Daniel Johansson, ténor de format héroïque qui soutient une ligne extrêmement tendue. L’autre ténor, Michael Laurenz, Ménélas en habit militaire et nœud papillon, est moins sollicité, à la fois en quantité et en difficulté.
À la direction musicale Michael Boder fait sonner l’Orchester der Wiener Staatsoper avec un brillant spectaculaire, mais heureusement sans arriver à la saturation. Quelques très rares spectateurs quittent la salle... sans doute des touristes pensant assister à un charmant opéra, en même temps qu’effectuer la visite du monument viennois... Au rideau final, le compositeur lui-même vient saluer, bien applaudi comme le reste de l’équipe artistique.
IF