Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard Strauss
Elektra | Électre

1 DVD C Major (2021)
804308
Piètre ELEKTRA par Warlikowski au Festival de Salzbourg 2020

C’était l’été 2020… Contrairement à chaque été depuis de longues années, je ne rendais pas compte des grands festivals, comme l’Innsbrucker Festwochen der Alten Musik, le Bregenzer Festspiel ou le Müchner Opernfestspiel, au sommet desquels le Salzburger Festspiel, créé en 1918 par le poète Hugo von Hofmannsthal et le metteur en scène Max Reinhardt avec la complicité de Richard Strauss, et dont la première édition eut lieu en 1920. Alors que la prestigieuse institution célébrait son siècle, la pandémie de Covid-19 avait raison des voyages…

Filmée à la Felsenreitschule, nous découvrons donc cette Elektra absorbée par les archétypes désormais bien connus qui font la signature de Krzysztof Warlikowski. Avec Małgorzata Szczęśniak, sa fidèle scénographe, l’artiste polonais s’emparait du drame d’Hofmannsthal et de Strauss pour en faire un psychodrame maladroitement ficelé, aux antipodes des intentions de ses créateurs. Ainsi de l’ajout d’un prologue déclamé par une Clytemnestre déjantée, hurlant au micro la justification de ses actes par le scandale du sacrifice d’Iphigénie pour lever les vents vers Troie. Il se trouve qu’Hofmannsthal avait le choix entre les tragédie d’Eschyle, d’Euripide et de Sophocle. Loin de réaliser une sorte de synthèse des trois, il s’est principalement attaché à la dernière, délaissant celle d’Euripide qui, précisément, avançait une réhabilitation du personnage au regard de la mort de sa fille et de la liaison d’Agamemnon avec la captive Cassandre, adultère affiché et reconnu dont elle eut à souffrir. Si le dramaturge a préféré une Clytemnestre coupable et sans excuses pour sa pièce, créée à Berlin en 1903, on peut imaginer qu’il avait ses raisons… qui ne suffisent point à Warlikowski, toujours si désireux d’imposer sa patte qu’en criante opposition avec ce qui suit – à savoir l’opéra Elektra –, il ajoute un prologue de près de huit minutes ayant pour principal résultat d’entraver l’impact du fameux accord d’orchestre, voulu si puissamment brutal par le compositeur qu’il paraît alors fade.

La vaste scène panoramique du Manège est divisée en plusieurs espaces de jeu : un quadrilatère côté jardin, abritant la baignoire du crime filmé in loco par Myriam Hoyer et projeté en direct et en noir et blanc en surplomb du plateau ; un second quadrilatère, opaque celui-ci, plus reculé vers le haut, devant lequel se trouve un étroit bassin ; enfin, à l’extrême cour, un angle de bancs, assez impersonnel. La mort d’Agamemnon se déroule sous nos yeux comme sous ceux d’Électre fillette qui joue avec la hache meurtrière brandit par sa mère avant d’en faire plus tard le phallus de la vengeance. L’héroïne répond ici à l’idéale veille star déglinguée qu’affectionne le metteur en scène. On assiste au bain des servantes, accompagnées d’un gamin et d’une gamine, peut-être Oreste et sa sœur, enfants. Un goût immodéré pour la grimace vient déformer les visages d’Electre et de Clytemnestre plus que nécessaire. L’entrée de Chrysothémis en cagole exhibant ses appâts vient enfoncer le clou. Et ainsi de suite, à l’avenant…

Deux réussites, toutefois, dans cette approche globalement ratée. D’abord, l’apparition du fantôme d’Agamemnon, tel celui d’Hamlet-père à son fils dans la tragédie shakespearienne éponyme qui fascina grandement Hofmannsthal dont la correspondance révèle assez sa vision d’Électre en Hamlet féminin. Ensuite, et surtout, la construction du personnage d’Oreste, doux et compatissant, égaré par le désir impératif de sa sœur qui l’instrumentalise comme l’outil de ce qu’elle ne parviendrait pas à mener seule. Outre la sensibilité avec laquelle Warlikowski s’intéresse au rôle, la présence précieuse du chanteur fait beaucoup dans l’accomplissement de la scène ô combien émouvante des retrouvailles et celle de l’égarement final, ébloui par les Érinyes qu’il aurait sans doute été dispensable de représenter sur le mur-écran (les mouches). Il n’en va pas de même de l’ultime danse d’Électre : il n’est guère étonnant qu’après avoir cantonné à une psychotique incompatibilité d’humeur sa soif de vengeance il ne soit plus possible de lui donner accès à l’élévation quasiment divine dans laquelle s’achève l’œuvre… ce qui revient à limiter la portée de celle-ci à ce vulgaire voyeurisme en exercice dans la poussière dix-neuvièmiste des salles boulevardières.

L’intérêt des voix fait tout le sel de cette captation.
On y apprécie la Surveillante fort bien chantante de la jeune Sonja Šarić, le Serviteur incisif à souhait de Matthäus Schmidlechner [lire notre chronique du Prozess], la tendresse prégnante de Valeriia Savinskaïa en Confidente. Avec grand plaisir, on retrouve quelques artistes qui nous sont chers, tel Michael Laurenz en Aegisth pointu, proprement hystérique [lire nos chroniques de Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna, Die Entführung aus dem Serail, Wozzeck, Beatrice Cenci et Orest]. L’excellent Derek Welton prête un velours indicible à Orest, magnifiant avec un naturel confondant la conception du rôle [lire nos chroniques de Parsifal, Les Huguenots, Das Rheingold par Götz Friedrich puis par Stefan Herheim, Siegfried, Le prophète et Das Wunder der Heliane à Berlin]. Plus attachante qu’elle s’annonçait, Chrysothemis, qui finit par poignarder elle-même l’usurpateur du trône mycénien, bénéficie du timbre lumineux et de la facilité d’émission d’Asmik Grigorian, soprano remarquable et comédienne incontestée [lire nos chroniques du Joueur, du Démon, de Wozzeck, de la Quatorzième Symphonie et de Salome]. Mezzo-soprano souvent applaudi et régulièrement invité sur la scène salzbourgeoise [lire nos chroniques de Lulu, Das Rheingold, Die Walküre, Œdipe, Tristan und Isolde, Le château de Barbe-Bleue, Serse, Les Troyens, Capriccio, Parsifal, Otello, The Bassarids à Salzbourg et à Berlin, ainsi que son enregistrement des Lieder d’Ervín Šulhov], Tanja Ariane Baumgartner campe une Klytämnestra impressionnante, y compris dans le prologue parlé qu’elle sert avec un talent salvateur. Enfin, le rôle-titre est admirablement tenu par Aušrinė Stundytė dont l’art de nuancer atteint des sommets [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Tannhäuser, Das Wunder der Heliane à Gand et L’ange de feu].

Conséquence du départ différé de l’action musicale ou avatar de la prise de son ? Nous ne saurons jamais pourquoi la prestation des Wiener Philharmoniker paraît ici plutôt sourde, quand bien même à leur tête Franz Welser-Möst se fût par ailleurs révélé bon straussien [lire nos chroniques de Der Rosenkavalier, Die Liebe der Danae, Die ägyptische Helena et Salome]. Ce DVD laisse donc sur sa faim…

BB