Chroniques

par bertrand bolognesi

Les Troyens
opéra d’Hector Berlioz

Oper, Francfort
- 19 février 2017
Eva-Maria Höckmayr met en scène Les Troyens de Berlioz à l'Opéra de Francfort
© barbara aumüller

Salzbourg, Genève, Londres, Hambourg… De fait, c’est à Glasgow que Les Troyens, grand opéra en cinq actes d’Hector Berlioz, fut joué pour la première fois au grand complet en sa lalangue, le 3 mai 1969, soit un siècle après la disparition du compositeur. Auparavant, il avait été créé à Karlsruhe dans une version allemande. Résumons l’histoire de l’œuvre en disant que Paris s’était contenté de bribes. Avec l’avènement du XXIe siècle, les choses semble changer un peu. Mais après celles d’Herbert Wernicke pour le Salzburger Festspiele reprise à l’Opéra national de Paris [lire notre critique du DVD], d’Yannis Kokkos au Théâtre du Châtelet [lire notre critique du DVD] et d’Andreas Baesler à Strasbourg, l’on n’en vit plus de mise en scène en France. On s’en consolait avec la vision signée David McVicar à Londres [lire notre critique du DVD]. Après Benvenuto Cellini (Paris, 1838 ; Weimar reprit d’ailleurs l’œuvre quatorze ans plus tard), c’est outre-Rhin qu’on aime la musique de Berlioz puisque, bien avant la vaste épopée virgilienne qui nous amène aujourd’hui à Francfort, Baden Baden accueillit la première de Béatrice et Bénédicte (1862).

En 1983, la production de Ruth Berghaus faisait date à l’Opéra de Francfort, Les troyens étant alors dirigés par Michael Gielen. Contrairement à Kent Nagano et Michael Thalheimer, John Nelson et sa complice Eva-Maria Höckmayr n’ont pas choisi de traiter l’ouvrageà la scie sauteuse en demandant à un compositeur à la mode d’en aiguiser le tranchant, comme cela se fit il y a quelques mois dans une autre maison allemande, ce qui avait grandement courroucé notre confrère [lire notre chronique du 14 octobre 2015]. Durant quatre heures de musique, aérées de deux entractes, c’est la presque intégralité de la partition qu’on donne à entendre cet après-midi.

Avec l’œuvre, le chef étatsunien n’en est certes pas à sa première esquisse : celle-ci remonte à 1973 quand il la dirigeait au Met’ (New York). Depuis, le musicien n’a cessé de jouer Berlioz, au concert comme au disque (Les nuits d’été avec Susan Graham, puis avec la haute-contre David Daniels, Te Deum avec l’Orchestre de Paris, Béatrice et Bénédicte avec l’Opéra national de Lyon, Benvenuto Cellini avec l’Orchestre national de France, etc.). À soixante-quinze ans, John Nelson met tout le savoir acquis au fil du temps dans la ciselure et l’élan de la fosse hessoise dont il faut saluer l’efficacité. Un soin précieux mais sans manière vient relever des couleurs inouïes, dessinant les timbres dans des nudités bienheureuses ou profitant des alliages audacieusement imaginés par le compositeur. À la fougue guerrière, voire à une certaine sauvagerie de l’inflexion, répondent des détails d’un raffinement luxueux. La sensibilité de la présente lecture est une bénédiction.

Outre l’excellence du Frankfurter Opern- und Museumsorchester, applaudi avant-hier dans un répertoire fort différent [lire notre chronique du 17 février 2017], signalons le grand travail choral réalisé par Tilman Michael à la tête d’une centaine d’artistes où s’associent les forces du Chor der Oper Frankfurt, des supplémentaires et un chœur invité, en sus du Kinderchor local (dirigé par Markus Ehmann) – mon voisin me confie qu’il n’a jamais vu autant de monde sur ce plateau depuis près de trente ans qu’il est abonné. Le résultat est certes impressionnant d’un point de vue visuel – une condition qui facilite considérablement l’impact de la première partie (La prise de Troie) –, mais également musical et même simplement sonore.

Par un dispositif rotatif qui fait ingénieusement se succéder intérieurs et extérieurs, au gré de la structure originelle et de ses didascalies comme de sa vision personnelle des drames à montrer, Eva-Maria Höckmayr réussit une Prise de Troie d’une grandiose dimension tragique que domine le cheval grec, paisible et infernal. Par le costume (Saskia Rettig), elle inscrit sa démarche dans une postmodernité traversée de quelques clins d’œil antiques. Encore occupe-t-elle adroitement l’espace changeant de ces fiévreux Actes I et II par une direction d’acteurs exigeante. Avec les lumières, Olaf Winter fait bouger colonnades et reliefs du palais de Priam, voué aux flammes. La contribution vidéastique de Bert Zander vient habilement évoquer les ancêtres ou les réfugiés, voire souffler l’alizé carthaginois. La chorégraphie de Martin Dvořák déplace ingénieusement les ensembles, ne recourant qu’à trois danseurs (dont lui-même) pour articuler une présence volontiers inquiétante, par-delà l’usage assez anecdotique en doubles du couple légendaire. Höckmayr, dont nous avions apprécié A village Romeo and Juliet sur cette scène [lire notre chronique du 6 juillet 2014], met en valeur la filiation des destins d’une rive l’autre, le décor de Jens Kilian déplaçant dans le golfe punique le palais d’Hellespont – tout juste le scénographe convoque-t-il des voilages dont le caprice suffit à dire la nouvelle situation géographique exposée aux vents. Bien commencé, le spectacle peine à partir du troisième acte sans recouvrer ensuite son inspiration, perdue dans une sorte de patinage extatique dont avantageusement l’on fait abstraction – sans doute Berlioz détache-t-il alors son œuvre du théâtre, à l’instar de ses légende ou symphonie dramatiques (La damnation de Faust, Roméo et Juliette), l’effacement de la mise en scène demeurant l’attitude la plus sage.

Peu de maisons d’opéra parviennent à réunir quinze solistes capables de défendre de façon homogène le romantisme monumental des Troyens. D’emblée, seul l’Énée de Bryan Register déçoit un peu : bien que vaillant et doté d’un timbre exquisément clair, l’Heldentenor nord-américain fatigue dans cette partie écrasante qui nécessite une endurance à toute épreuve (précisons-le). On ne saurait tarir d’éloges quant à Britta Stallmeister (Hécube), Thomas Faulkner (L’ombre d’Hector, Mercure) et Brandon Cedel (Chef grec, Soldat troyen). Dietrich Volle donne un Priam honnête. On remarque positivement le robuste Narbal d’Alfred Reiter, Martin Mitterrutzner en Iopas presque diaphane, le chant élégant d’Elizabeth Reiter en Ascagne et surtout le brillant Chorèbe de Gordon Bintner, jeune baryton-basse très convainquant.

Les deux héroïnes font les grands bonheurs vocaux du jour : on retrouve l’opulent lyrisme de Claudia Mahnke, bouleversante Brangäne à Bayreuth [lire notre chronique du 1er août 2016], en reine abandonnée qu’elle dote d’un phrasé inépuisable et invasif, ainsi qu’une Tanja Ariane Baumgartner en pleine possession de ses riches moyens, Cassandre qui brûle les planches sans faillir jamais à la perfection musicale, comme à sa belle habitude [lire nos chroniques du 4 août 2010, des 25 et 27 janvier 2013, du 18 mai 2014, du 2 octobre 2015 et du 26 janvier 2017]. Cette première est donc bien défendue et augure un mois de représentations qui se bonifieront encore à l’usage (jusqu’au 26 mars).

BB