Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Gezeichneten | Les stigmatisés
opéra de Franz Schreker

Münchner Opernfestspiele / Nationaltheater, Munich
- 7 juillet 2017
à Munich, nouvelle production d'un opéra de Franz Schreker : Die Gezeichneten
© wilfried hösl

Des opéras de Franz Schreker, c’est volontiers celui-ci que l’on monte, peut-être parce qu’il témoigne, plus encore que les autres, d’une cristallisation cumulative des divers styles usités en son temps. En effet, le lyrisme exacerbé de Korngold y croise des textures clairement debussystes, le chant n’hésite pas à s’élancer dans des lignes au vérisme avoué et par endroits se révèlent des réminiscences mahlériennes (flûte et harpe de la séance de pose dans l’atelier, par exemple).

« Je suis impressionniste, expressionniste, internationaliste, futuriste, vériste » écrivit Schreker lui-même dans un autoportrait un rien provocateur qu’a publié le Musikblätter des Anbruch au printemps 1921, trois ans après la création de Die Gezeichneten à Francfort. Dans le fait que les metteurs en scène favorisent cette œuvre plutôt que les autres, on pourra entrevoir également un signe qui renseigne sur notre époque où grand et riche est le cumul des influences culturelles, de même qu’un goût certain pour les arguments sulfureux. Plus loin dans le texte cité ci-dessus, le compositeur, après avoir évoqué Schönberg et Verdi, Strauss et Meyerbeer, Puccini et Wagner, et ainsi marié ce que l’usage place aux antipodes, il précise « je flatte le public, j’écris seulement pour fâcher tout le monde ». L’irrévérence est donc l’un des moteurs du processus créatif, jusqu’à oser un kitsch assumé, dans le choix des livrets comme dans le tissage musical, en phase avec le trop-plein Jugenstil [lire nos critiques des CD Der ferne Klang, Irrelohe et Der Schatzgräber dans les gravures de Marc Albrecht (2012) et de Gerd Albrecht (1989)].

De ce point de vue, Krzysztof Warlikowski signe à la Bayerische Staatsoper une production conforme au matériau abordé. Les brillants empruntés aux revues coquines d’antan soulignent pour plaire les nudités qui hantent l’île d’Alviano Salvago. Au kaléidoscope stylistique de l’ouvrage répond le collage visuel, superposant les plans entre ce qui se joue en différents lieux du plateau, trois scènes ajoutées qui offrent elles aussi des proliférations internes – sur le ring, en haut de scène, le coaching des boxeurs intègre la nécessité de performance du tout-jouir intrépide de Tamare ; au fond du salon vintage en boîte amovible est projeté son double où évoluent les silhouettes de la cellule familiale, lorsque Carlotta évoque les mains qui fascinent ; un cinéma de plein air fait se succéder des séquences du Golem (Wegener et Boese,1920), de Nosferatu, eine Symphonie des Grauens (Murnau, 1922), Frankenstein (Whale, 1931), etc. –, enfin un immense miroir où se reflètent l’architecture intérieure du théâtre et, surtout, le public : ainsi la scénographie de Małgorzata Szczęśniak revendique-t-elle une voie totalement néobaroque.

La conception du personnage de Salvago se réfère intégralement à Joseph Merrick, célèbre victime du syndrome de Protée, qui fut exhibé à Londres à la fin du XIXe siècle et inspira une célèbre bobine à David Lynch en 1980, The Elephant Man. Warlikowski le confronte à un monde qui paraît fou, où le luxe est roi, dominé par une société secrète, et qui ressemble à s’y méprendre au nôtre. Une soudaine inflexion poétique dessine des ailes de libellule à Carlotta enfant. Avec ce premier animal humain apparaissent les têtes de souris : d’abord son père et sa mère (Acte II), puis, sur l’île (III), tout le chœur de visiteurs, décontenancés par la démarche alternant pointes et talons d’un groupe de culs-nus échappé du music-hall.

Die Gezeichneten n’est assurément pas un opéra facile à mettre en scène : très chargé, il se trouve que la plupart des artistes à s’y frotter en ajoute encore, jusqu’à trop infuser la décoction, comme le fit Martin Kušej à Stuttgart [lire notre chronique du 18 avril 2004] ou d’’autres qui greffèrent une histoire parallèle sur la foisonnante intrigue : David Bösch à Lyon, avec l’industrie du viol en snuff movie [lire notre chronique du 17 mars 2015], et Patrick Kinmonth à Cologne qui, par inversion des données, convoquait la psychopathie criminelle [lire notre chronique du 27 avril 2013]. Le présent spectacle surenchérit dans l’accumulation et se love si complètement dans cette particularité du style de Schreker qu’elle est revendiquée par l’insertion de l’autoportrait cité plus haut, prononcé en scène par Alviano en début de troisième acte : la mise à distance fait du compositeur un monstre conscient de l’être qui se projette via son opéra parlant d’un monstre où un miroir renvoie au public l’image d’un monstre regardant un monstre et ainsi de suite – « j’écris seulement pour fâcher tout le monde », disait-il : « Ich bin impresisonist, ich bin expressionist, ich bin... ich bien… », grogné par le chanteur qu’on fait bramer de roque voix dans un micro ; le decorum impose qu’on ne l’interrompe pas en hurlant « Ich bin müde, sehr müde », mais était-il vraiment nécessaire que le metteur en scène se rendît si détestable ?

L’autre difficulté de représenter Die Gezeichneten est l’abondance de rôles et l’écriture souvent lourde de la partie d’orchestre. À ce chapitre, Ingo Metzmacher profite avec gourmandise des excellents pupitres bavarois. Le Vorspiel de premier acte s’avère onctueux. Il s’y forme peu à peu une moire savante. Mais au plus expressif de la verve épique, le son sature. L’exaltation de l’acte est brillante, presque clinquante, même (c’est écrit ainsi) – kitsch en cinémascope, dira-t-on. Le voyage proliférant des Leitmotive n’est pas mis en vitrine : il va son chemin, ravissant l’écoute sans autre pédagogie. La fluidité de cette lecture est remarquable, mais il faut près de quarante minutes au chef pour trouver l’équilibre. La musique est particulièrement lourde, il est vrai, mais on la peut faire sonner avec plus de délicatesse. À sa décharge, signalons quatre pièges : la richesse des alliages timbriques et des divers plans de la partition, son inépuisable exultation redondante, la qualité du Bayerisches Staatsorchester (le soyeux des cordes, la précision des cuivres, la couleur des bois…) – trois éléments qui, pour un chef, constituent une tentation – et la dangereuse ouverture de la fosse munichoise. Bien que la première eut lieu le 1er juillet, Metzmacher s’y laisse prendre et couvre trop souvent les voix. Il faut féliciter le Chor des Bayerischen Staatsoper pour sa prestation impeccable du dernier acte – on sait l’implication du compositeur dans le domaine choral [lire notre critique du CD].

Parmi les innombrables petits rôles, on remarque Paule Iancic en Ginevra, Ida Wallén en Mère facile et bien timbrée, ainsi qu’Heike Grötzinger, mezzo régulièrement appréciée sur cette scène et qui prête un vibrato flatteur à Martuccia [lire nos chroniques des 6 juillet et 12 décembre 2015, et celle du 24 juillet 2016]. Côté messieurs, signalons l’autorité d’Ulrich Reß en Premier Sénateur [lire nos chroniques du 5 juillet 2011, du 31 juillet 2013, des 27 et 31 juillet 2016], l’assurance du Cibo de Sean Michael Plumb, l’incisif Usodimare de Matthew Grills, le Negroni évident de Kevin Conners, le robuste Podestat d’Alastair Miles, le très fiable Andreas Wolf en Calvi, la fermeté de Peter Lobert en Pinelli, enfin le Pietro attachant du jeune Dean Power [lire notre chronique du 2 juillet 2015].

Le quatuor principal est plutôt bien tenu. On y retrouve Christopher Maltman en véhément Tamare. Langoureux à souhait dans la scène galante où il prodigue de séduisants pianissimi, le baryton britannique s’affirme vigoureux et superbe dans le passage qui conduit au meurtre, malgré quelques signes de fatigue au premier acte [lire nos chroniques du 15 décembre 2007, du 3 décembre 2008, du 4 août 2011, du 18 octobre 2013 et du 19 février 2016]. Applaudi en début d’année à Paris en Telramund [lire notre chronique du 18 janvier 2017], le baryton-basse polonais Tomasz Konieczny livre un Adorno (et Capitaneo de l’obscur Conseil des huit) très sonore, subtilement ciselé dans l’ampleur, et un personnage plus cynique encore que Tamare en ses absence d’enthousiasme et suffisance aristocrate. D’emblée onctueuse et puissante, Catherine Naglestad offre un chant très souple à Carlotta dont la ligne est magistralement menée jusqu’à l’exultation, puis à l’abandon final.

Surnageant dessus la vociférante tempête de l’orchestre, John Daszak semble avoir bien du mal à n’y point sacrifier son ténor. On connaît assez ce chanteur pour pouvoir dire que presque tout le premier acte le met en danger – se faire entendre n’est pas une mince affaire… À partir de la sixième scène, l’émission commence à s’apaiser, à mesure que la baguette acquière quelque sagesse. La clarté recouvrée du II renoue avec l’avantageux souvenir qu’on garde de cette voix et de son aigu fulgurant. Au III, bien qu’en plafonnant un peu, l’Alviano de Daszak est souverain.

Par-delà l’intérêt que toujours l’on rencontre à voir Die Gezeichneten, la soirée n’est ni mauvaise ni bonne. Aux dames qui ont peur des souris, conseillons de s’armer de courage…

BB