Chroniques

par bertrand bolognesi

Бори́с Годуно́в | Boris Godounov
opéra de Modeste Moussorgski

Münchner Opernfestspiele / Nationaltheater, Munich
- 30 juillet 2013
Alexander Tsymbalyuk est Boris Godounov à Munich
© wilfried hösl

Après Khovantchina qu’il dirigeait in loco il y a six ans, Kent Nagano retrouve Moussorgski pour le plus célèbre Boris Godounov dont il escorte une nouvelle production signée Calixto Bieito en février dernier ; ainsi la Bayerische Staatsoper continue-t-elle d’investir ce répertoire via l’appréhension qu’en peuvent avoir des metteurs en scènes réputés pour leurs options fortes et parfois vivement discutées (Khovantchina avait été confié à Dmitri Tcherniakov).

Plutôt que la réorchestration de Chostakovitch (1959) ou les deux versions de Rimski-Korsakov (1908 et 1896), la présente réalisation s’attelle à ce que Moussorgski lui-même écrivit, délaissant jusqu’à sa mouture en quatre actes (1872) à l’avantage du tout premier achèvement : celui de 1869 en sept tableaux, qui ne connut les honneurs d’une scène qu’à partir de 1928. Voilà donc l’action sainement débarrassée de l’acte polonais !

À la tête de son Bayerisches Staatsorchester (pour deux soirs encore), Kent Nagano ouvre la représentation dans une tendresse mâle dont les sinuosités induisent bien des dangers à venir. Non content de ciseler le détail d’une partition parfois considérée comme brossée à gros traits, encore en assume-t-il hardiment les aspects plus massifs et une certaine « austérité monumentale », si l’on ose dire. Ici, la couleur est minutieusement travaillée, de même que l’aura indescriptible des résonnances volontiers campanaires, sorte de souffle fatal, a contrario de l’épique, que vient souligner l’abondant et judicieux usage de fumées de ce plateau constamment envahit de poussière et de brume. Aux moments de cérémonie est accordé un ton de forte impression et de religiosité soumise qui vient ponctuer et valider les mille visages d’un complot humain fort complexement intriqué. L’infléchissement particulier que le chef instille aux apparitions de Godounov place sa lecture du côté du rôle-titre, toujours inconditionnellement défendu, jusqu’au somptueux thrène final.

Une distribution de choix porte l’intensité de cette représentation qu’aucun entracte ne vient interrompre (deux heures et quart). La jeune basse Tareq Nazmi prête un grain riche et un timbre flatteur à Mitioucha, rôle généralement moins luxueusement servi ; sa composition de marginal sans foi ni loi, que pour toutes sortes de trafics ou méfaits l’on sait où trouver, s’avère redoutablement crédible. Le Missaïl d’Ulrich Reß est fièrement accroché, de même que le Nikititch fort impacté de Károly Szemerédy. Saluons la gracieuse Anna Virovlansky en Xenia toute délicatesse, et le Fiodor clair et agile d’Yulia Sokolik. À l’Aubergiste, Margarita Nekrasova prête un phrasé opulent, prêt à s’enflammer (de fait, la façon qu’elle aura de « couvrir » Otrepiev s’accommode parfaitement du caractère de son chant). On retrouve avec grand plaisir Vladimir Matorin en Varlaam moins cordial qu’attendu [lire nos chroniques du 30 avril 2006 et du 16 mars 2007], à la projection toujours aussi généreuse. Le baryton Igor Golovatenko campe un Chtchelkalov robuste et efficace. Passant vite sur trois ombres à ce casting – Fol-en-Christ fort instable de Kevin Conners, Chouïski assez poussif de Gerhard Siegel, plutôt fatigué ce soir, mais surtout Anatoli Kotscherga plus terne que jamais en Pimène –, attachons-nous à l’excellence de Sergueï Skorokhodov, plusieurs fois signalée au lecteur, dont tout récemment pour son Froh [lire notre chronique du 13 juillet 2013] : il livre un Grigori incisif et impétueux, comme il se doit, révélant ici une capacité qu’on ne lui connaissait pas à mincir l’impact pour transmettre la pugnacité fondamentale du belliqueux.

Dans cette aisance sans faille s’inscrit en maître le Boris d’Alexander Tsymbalyuk. À trente-sept ans, la basse ukrainienne domine le plateau dès son apparition, alors que le dispositif scénique n’avantage en rien la perception qu’on en a (avec la fosse très ouverte du Nationaltheater, il n’était guère recommandé de le placer au fond et en hauteur). La voix est large, le phrasé nourri et l’on goûte des harmoniques d’une grande richesse grâce à une technique qui se garde bien d’écraser la couleur (pour « faire la basse russe », par exemple). La première impression que timide serait l’investissement du rôle est bien vite contredite par l’engagement remarquable dans la vision qu’en a choisi le metteur en scène : Tsymbalyuk montre un hiérarque épuisé, déprimé, ayant peur lui-même de ce pouvoir que d’autres semblent lui avoir fait endosser à des fins qui lui échappent. Impulsif, parfois brutal, les forces ont déjà abandonné ce Godounov à bout de nerfs quand commence l’opéra. Le chant est ténu, le jeu d’une humanité presque intrusive : avec cela, rien d’étonnant à ce qu’au bord du gouffre l’ultime aria, souple et drastiquement dépouillée, gagne un poids indicible.

De la production, le lecteur aura désormais un petit aperçu, au gré des informations qui précèdent. Plus précisément, Calixto Bieito invite l’argument, ses protagonistes et le public dans un monde noir-sur-noir, une dictature du système plutôt qu’une monarchie dont comme énoncé plus haut Godounov est propulsé le chef suprême en apparence, alors qu’il est souterrainement dominé par Chouïski et Pimène, favorables à l’avènement d’Otrepiev en faux Dimitri. Le ministre et le Patriarche orchestrent sournoisement mais sûrement son ascension programmée comme une chute. De Pimène le metteur en scène espagnol fait l’éminence grise qui manipule Grigori, de même qu’à proximité de la cour Chouïski instrumentalise le peuple grâce au Юродство (sans conteste faux-yourodivi, celui-ci) qu’il fait abattre sans frémir une fois l’accusation prononcée – « in what abyss, my speaking tongue », eut dit Traherne, une trentaine d’années après Shakespeare incontestablement présent dans l’inspiration de Moussorgski et plus encore dans celle de Bieito.

Pour cohérente qu’elle est, cette option fait radicalement l’impasse sur le Fol-en-Christ, traité par-dessus la jambe, quand bien même il est une clé essentiel du monde russe. Ici, l’Innocent (comme on disait autrefois) Grand Bonnet – que les dates de ce célèbre fol et du tsar Godounov ne coïncident pas n’a pas empêché Pouchkine un rapprochement désormais admis pas la tradition – est déposé en témoin au milieu d’émeutiers qui bombardent de cocktail Molotov la façade d’un bunker nommé Kremlin. Plutôt que de le chahuter, les enfants le persécute sauvagement, de même que Chouïski ordonnera à une gamine de lui faire froidement sauter la cervelle, non sans avoir au préalable distribué des devises à l’enfant comme au marginal Mitioucha. Cette tendance à forcer le trait noir par une violence sans limite se vérifie aussi dans la scène du poste de frontière : après qu’Otrepiev ait poignardé sans ciller le Capitaine, l’Aubergiste gratifie de cinq balles définitives son acolyte pour qu’il ne poursuive pas le rebelle en fuite. Dans l’extrapolation plus ou moins fantasmatique du pouvoir « nouveau russe » tel que le montrent un cinéma et une littérature russe d’aujourd’hui conçus à l’usage de l’Occident, encore le faux Dimitri surgira-t-il dans le bunker – vaste appareillage de décor imaginé par Rebecca Ringst – pendant l’agonie de Boris : tandis que le souverain fait ses adieux, il étrangle la Nourrice et étouffe d’un oreiller le tsarévitch Fiodor.

Évidemment, la mise en scène interroge la course au pouvoir, la fièvre de l’ascension politique, etc. : rien de nouveau, l’opéra lui-même s’en chargeait déjà.Encore fait-elle un parallèle entre l’accession au trône, par une tête dont on fait en sorte qu’elle en hérite légitimement, et le pouvoir « démocratique libéral » russe qu’elle montre comme une nouvelle sorte de féodalité, plus pernicieuse que les précédentes en ce qu’elle annonce que c’est bel et bien le peuple berné qui élit son dictateur. Et alors, lorsqu’il a dit cette évidence que l’histoire du XXe siècle n’a que trop affirmée, où veut en venir Bieito ?...

Gardons en mémoire l’effondrement du Godounov dont la saisissante lenteur donne à presque toucher la densité corporelle qui choit : splendide ! Bien que la prise de vue ne rende guère compte de la force d’une telle image, cette mort de Boris est disponible sur Youtube : ne vous en privez pas (captation de février dernier).

BB