Chroniques

par bertrand bolognesi

The Bassarids | Les Bassarides
opéra d’Hans Werner Henze

Salzburger Festspiele / Felsenreitschule, Salzbourg
- 19 août 2018
The Bassarids, opéra d'henze mis en scène par Warlikowski à Salzbourg
© bernd uhlig | salzburger festspiele

Le 6 août 1966, le Salzburger Festspiele donnait, en coproduction avec la Deutsche Oper de Berlin, Die Bassariden d’Hans Werner Henze. Cette création mondiale, mise en scène par Rudolf Sellner et dirigée par Christoph von Dohnányi à la tête des Wiener Philharmoniker, se fit en allemand, dans une adaptation de Maria Bosse-Sporleder. C’est toutefois dans la langue de Shakespeare que s’exprime le livret original, conçu à quatre mains par les poètes Wystan Hugh Auden et Chester Kallman à partir d’Eschyle et d’Euripide. En 1968, la version anglaise gagnait la scène sous la direction du compositeur qui, plus tard, affirmait volontiers que The Bassarids était de ses œuvres sa favorite.

Achevée en 1965, cet opéra affirme non seulement la maturité d’Henze mais encore sa foi en un genre dont cette période du XXe siècle a beaucoup douté de l’avenir, genre qu’il fréquente volontiers, directement ou par voies détournées, depuis une douzaine d’années – Das Ende einer Welt sur un livret de Wolfgang Hildesheimer (1953), König Hirsch d’après Gozzi (1956 ; Il re Cervo est sa révision de 1962) [lire notre chronique du 16 avril 2018], Der Prinz von Homburg d’après Kleist (1959), Ein Landarzt d’après Kafka (1964), Der junge Lord sur l’adaptation d’un conte arabe par Ingeborg Bachmann (1964). Édifié en des temps troublés par la révolte qui commençait de souffler sur l’Europe – bientôt 1968, où l’engagement politique du musicien transparaît pleinement avec l’oratorio Das Floß der Medusa [lire notre chronique du 13 mars 2018] –, The Bassarids vient couronner la période lyrique italienne d’Henze tout en s’inscrivant dans la continuité de sa pensée symphoniste, opérant ainsi une riche synthèse. L’ouvrage conjugue ce qu’amorcé par le large mouvement unique de la Symphonie n°4 (1955 ; création à Berlin en 1963 sous la battue de l’auteur) avec la démesure de la Symphonie n°5 (1962 ; création à New York par Leonard Berstein en 1963). Il se pose en jalon entre celle-ci et la suivante à laquelle il lègue, bien qu’aéré d’îlots plus intimes, son gigantisme global – Henze écrirait dès 1969 sa Symphonie n°6 pour deux orchestres (il la crée à La Havane la même année) !

La construction de l’ouvrage est avant tout symphonique, avec son acte unique structuré en quatre mouvements qui vérifient les formes traditionnelles – sonate, scherzo, intermezzo (adagio, avec son théâtre dans le théâtre) et passacaille. Cela n’échappe pas à Kent Nagano qui, à la tête des Wiener Philharmoniker et de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor (dirigée par Huw Rhys James), insuffle à la présente représentation une puissance à long terme. Tout en soignant amoureusement chaque détail de timbre, de texture et de couleur, sa lecture jamais ne démord de la pensée musicale où croît l’inéluctable drame, jusqu’à la transe du meurtre. De quoi s’agit-il, au fond ? D’une guerre de succession déguisée en εὐαγγέλιον. Penthée, petit-fils de Cadmos, gouverne Thèbes en nouveau roi, rigoureux monothéiste qui croit si fort en une seule manière d’aborder le monde qu’il n’entrevoit que trop tard le danger de l’arrivée de Dionysos, autoproclamé dieu du vin et des plaisirs. Dionysos, en tant que fils de Sémélé, est lui aussi petit-fils de Cadmos et, à ce titre, entend bien régner. Grâce au pouvoir fascinatoire hérité de Zeus, son père, il soumet une partie du peuple thébain à honorer outre mesure la dépouille de Sémélé, jusqu’à créer le trouble de Penthée. Le roi mène aveuglément ses nobles aspirations en méconnaissant l’adversaire, avec un dogmatisme coupable – au nom d’un ordre qu’il voulait clément, il est prêt à tuer. Les forces irrationnelles auront raison de lui lorsque, sous l’effet de l’ivresse provoquée par le nouveau culte, suivi par les Bassarides, sa mère Agavé et sa tante Autonoé le décapitent.

Outre sa luxueuse orchestration, fort inventive, The Bassarids est magnifié par une écriture vocale qui fait exception dans le paysage musical de son temps. Aussi requiert-il des voix robustes, capables d’en décliner le lyrisme sans que la fosse, parfois voluptueuse voire colossale, ne les masque. Sur ce point, les huit chanteurs réunis satisfont largement. Au mezzo-soprano enveloppant d’Anna Maria Dur reviennent les quelques phrases de Béroé. Le jeune soprano allemand Vera-Lotte Böcker se joue adroitement des stridence hystériques d’Autonoé. On retrouve avec plaisir le solide baryton-basse Károly Szemerédy en Capitaine bien campé [lire nos chroniques de Boris Godounov, Jenůfa, Die Königin von Saba et Senza sangue]. Cet après-midi, la voix de Willard White regagne le lustre qu’on lui connaît : de belle autorité, il livre un Cadmos fort touchant.

Après avoir chanté Dionysos à Munich, il y a une dizaine d’années (dans une mise en scène de Christof Loy et sous la direction de Marc Albrecht), Nikolaï Schukoff prête un ténor lumineux et très endurant au devin Tiresias, Calliope délicieusement décadent dans l’Intermezzo. Récemment applaudi à Vienne dans Der Besuch der alten Dame d’Einem [lire notre chronique du 28 mars 2018], Russell Braun donne à Penthée de somptueuses fulgurances. On découvre le ténor fort ciselé de l’Étasunien (d’origine cingalaise) Sean Panikkar, avantageusement impacté en Dionysos. Enfin, le mezzo Tanja Ariane Baumgartner ne déjoue point la grande estime où on le tient en honorant magistralement la partie d’Agavé [lire nos chroniques des 1er avril et 1er février 2018, des 19 février et 26 janvier 2017, du 2 octobre 2015, puis des 8 décembre, 27 et 25 janvier 2013].

L’ivresse collective conduit à des crimes atroces, comme en témoigne l’Histoire récente, peu avare en idéologies sanglantes : voilà l’un des deux aspects de la production de Krzysztof Warlikowski qui, avec la complicité de sa fidèle scénographe Malgorzata Szczęśniak, investit tout l’espace de la Felsenreitschule par un vaste labyrinthe de salles, pièces, places ou ciels, et même de projection, réalisée par Denis Guéguin [lire nos chroniques des versions d’Yannis Kokkos et de Peter Stein]. Invitant deux films de Pasolini à la rescousse – Teorema (1968) quant à la visitation créatrice de confusion, Salò o le centoventi giornate di Sodoma (1975) pour les images de nudité asservie, ici dévoyées en cartoline par leur reproduction littérale –, le spectacle phagocyte, sans induire en rien que son signataire la partage, une certaine conscience politique de l’artiste, contemporaine de la création de l’œuvre. Le second aspect est l’insistance de l’éblouissement démultiplié, séduisant le public comme Dionysos subjugue les Thébains. À Cadmos le demi-dieu ne dévoile pas d’emblée son identité, ce qui le mène plus sûrement à dominer – une partie du public obéit… en ovationnant avec dévotion la proposition du metteur en scène polymorphe, nouvelle idole à sa manière : « now, kneel and adore me ».

BB

retour sur l’édition 2018 du Salzburger Festspiele :

21 juillet, Symphonie n°5 de Galina Oustvolskaïa
22 juillet, Six sonates pour piano de Galina Oustvolskaïa
23 juillet, Compositions 1, 2 et 3 de Galina Oustvolskaïa
24 juillet, clôture du cycle Galina Oustvolskaïa
13 août, Пиковая дама de Piotr Tchaïkovski
14 août, Der Prozess de Gottfried von Einem
15 août, Schumann et Schubert par les Wiener Philharmoniker
18 août, Concerto funebre de Karl Amadeus Hartmann