Chroniques

par hervé könig

Les Huguenots
opéra de Giacomo Meyerbeer

Deutsche Oper, Berlin
- 27 novembre 2016
© bettina stöss

Quoi de plus normal que s’embarquer pour Berlin quand on souhaite voir un ouvrage lyrique de Giacomo Meyerbeer ? Aujourd’hui, au fil d’un bref vol Lufthansa la Prusse natale du compositeur français se rapproche à vue d’œil ! Avec elle, l’excitation d’enfin voir cet exemple parfait de grand opéra à la française qu’est Les Huguenots, créé il y a cent quatre-vingt hivers à Paris (Peletier). Il faut dire que ce genre clairement attaché au XIXe siècle est celui de la démesure en tout : il exige une distribution vocale à grands formats, qui puisse se faire entendre tout en respectant un style très précis et cette satanée prosodie qui rend si difficile notre langue, ainsi qu’une dynamique de fosse sans cesse sur le qui-vive. L’œuvre pose deux autres conditions de taille. D’abord, si la bourgeoisie de l’époque se contentait des toiles peintes qui ne dérangeaient pas trop son faire-semblant de convention, il est désormais devenu impensable de recourir à de tels procédés. Troisième obstacle, du coup : la production doit elle aussi donner dans la démesure. Enfin, l’exotique désinvolture de cette bourgeoisie-là autorisait qu’elle entrât-sortît de la salle comme bon lui semblait, ce qui n’est évidemment plus le cas de nos jours. Cinq heures de représentation ne passent donc plus comme une lettre à la poste.

Qui croit vraiment cela, franchement ?... La désinvolture d’aujourd’hui consiste à prendre des photos avec son téléphone, mais surtout lire et envoyer SMS, tweets, facebooks, etc. Le public reste vissé à son fauteuil, mais la tête est ailleurs. Seule une armée de fondements assiste au spectacle. Ces belles façons révèlent qu’au fond rien n’a changé : au bourgeois il faut s’évader toujours, y compris lorsqu’il se rend au concert pour s’évader. À ce jeu constant, moins par moins ne fait pas plus : se divertir puis se divertir du divertissement jusqu’à ne plus savoir pourquoi l’on est posé là… c’est sans fin, la connerie n’ayant pas de limite – la qualité qui se mondialise le plus facilement.

Les Huguenots est profondément ancré dans son siècle de repas interminables. Ses codes musicaux le rappellent sans arrêt et encore plus l’abondant caquetage de Scribe, tout de suite reconnaissable à son inimitable niaiserie. Le détournement historique en est la table où le plus gras des pourceaux disparaît sous un déferlement de sauces, toutes en concurrence. Aux entractes, on s’étonne de voir des gens boire et manger, vraisemblablement pour l’unique plaisir de se rendre intégralement malade. Au moins cet appétit laisse-t-il entendre (non par les oreilles qui, elles, n’en peuvent plus) que le cycle Meyerbeer dans lequel la Deutsche Oper s’est lancée possède son public– après Dinorah en version de concert en 2014, Vasco da Gama sur scène en 2015, ces Huguenots seront suivis l’an prochain par Le prophète, et ainsi de suite (frémissez : annoncé comme une éventuelle intégrale, le projet pourrait durer quinze ans !). Bien vu, donc.

Les Huguenots, c’est un grand buffet où l’on puise une rincée d’opérette, un bouquet d’italianità, un soufflet de Pleyel, quelques anachroniques macarons galants, osant même livrer en pâture ce brave Jean-Sébastien ! À la tête de l’Orchester der Deutschen Oper Berlin, Michele Mariotti s’affaire avec génie dans cette orgie [lire nos chroniques du 20 mai 2016 et du 15 juillet 2014]. Adoptant tous les climats, même les plus contraires, avec une souplesse inénarrable, le chef accomplit un exploit, et sans perdre de vue le dénouement tragique. Son interprétation tient tout l’édifice dramatique. La tâche n’est pas moins dure pour Raymond Hughes qui dirige les choristes berlinois, moins efficaces.

L’inégalité du plateau laisse perplexe.
Qu’est-il donc arrivé à Marc Barrard, que nous avons applaudi avec bonheur [lire nos chroniques du 21 avril 2016, du 30 avril 2015, du 28 avril 2013, du 25 mars 2011, du 11 décembre 2005, entre autres] ? Son Nevers accuse un vibrato violent et un aigu séparé de la ligne. Dommage, car la diction exemplaire de l’unique francophone de l’équipe promettait mieux. En belcantiste aguerri [lire notre chronique du 18 octobre 2012], Juan Diego Flórez se joue des rodomontades écrites pour Nangis. Saluons également son français impeccable, après le Werther parisien du ténor [lire notre chronique du 9 avril 2016]. Pourtant, la dimension de la voix n’y suffit pas : le rôle est héroïque, il lui en faut plus. À l’inverse, le page Urbain brûle les planches grâce au chant agile d’Irene Roberts – une agilité qui surprend dans une voix si puissante. La clarté de Derek Welton sert bien la partie de Saint-Bris, à l’instar des gentilshommes catholiques, tous parfaitement distribués.

Marguerite de Valois et Valentine de Saint-Bris, les monstres de cet opéra, montrent des qualités mais sans parvenir à convaincre vraiment. La première, c’est Patrizia Ciofi, qui chante si bien le français, elle aussi, mais d’un filet trop étroit, surtout dans le grave. Sa prestation est théâtralement réussie, par contre. À la belle Olesya Golovneva est confié le redoutable rôle de Valentine. Quel éblouissement ! Le timbre est dense, l’émission impériale, soutenue par un souffle parfaitement travaillé. Et le charisme est indéniable. Alors, quoi ? Eh bien, l’on se demande encore en quelle langue la dame chantait. L’excellent Ante Jerkunica est le grand triomphateur du jour ! La couleur vocale est profonde, la présence scénique s’avère souveraine. Son Marcel jouit d’un impact formidable qui sacre la basse croate en atout le plus flagrant du cast [lire nos chroniques du 12 mars 2011, des 27 janvier et 10 novembre 2013, enfin du 19 février 2016].

Dans quoi s’est lancé David Alden ? Main dans la main avec Michele Mariotti, sa mise en scène rend compte de la disparité stylistique de l’ouvrage. C’est plus courageux que de s’agripper à l’argument pour maintenir une cohérence théâtrale quoiqu’il se passe en fosse, même si cela plait moins au public. La description gastronomique ci-avant vaut donc pour la production qui répond à la nature de l’œuvre. À l’opposé de la proposition d’Olivier Py [lire notre chronique du 19 juin 2011], celle-ci, donnée en terre protestante, ne prétend pas à la sainteté.

HK