Chroniques

par bertrand bolognesi

Wozzeck
opéra d’Alban Berg

Teatro alla Scala, Milan
- 3 novembre 2015
reprise à La Scala du Wozzeck (Berg) génialement expressioniste de Jürgen Flimm
© brescia e amisano | teatro alla scala

Après sa création à Berlin en 1925, sous la battue d’Erich Kleiber, le premier opéra d’Alban Berg gagnait la scène lyrique italienne en pleine guerre, à Rome : l’orchestre était tenu par Tullio Serafin et le rôle-titre par Tito Gobbi (1942). Sous la direction de Dimitri Mitropoulos, le grand baryton-basse italien l’incarnerait en juin 1942 à La Scala, dans une mise en scène d’Herbert Graf. En mars 1971 arrive la production de Karel Jernek ; Claudio Abbado est au pupitre. Ce dernier redonnerait l’ouvrage en avril 1977 dans une nouvelle version due à Luca Ronconi qu’il reprit deux ans plus tard. Enfin, la réalisation de Jürgen Flimm, à nouveau présente depuis le 31 octobre et pour six représentations, fit ses premiers pas le 29 février 1997, la prestigieuse fosse milanaise étant alors confiée à Giuseppe Sinopoli ; elle fut reprise en 2000 sous la direction de James Conlon, puis celle de Daniele Gatti en 2008.

Avec la complicité d’Erich Wonder pour la scénographie, Flimm isolait l’action comme une île hors du monde. Une structure pourpre, géométrique, d’une esthétique proprement expressionniste – quelque chose d’emprunté à Kirchner, par exemple –, concentre le drame sur Wozzeck lui-même, sujet à des soubresauts convulsifs, fragile, peut-être malade, voire handicapé mental que tiraille la cruauté folle de bourgeois considérés comme sains. Il est bien un personnage de Fou, mais dans cette option, sans doute est-il l’être le plus sage qu’on y puisse rencontrer : comme un parent attentif il aide Marie à s’occuper de l’enfant, il possède les gestes nécessaires, puis vient encore soustraire le petit à l’indifférence de ses camarades ; c’est, de fait, sur ses épaules qu’après l’avoir entendu annoncer « dein Mutter ist tot » monte l’orphelin – l’image atrocement émouvante du vieux tirant un cheval à roulettes tandis que le gosse chantonne Hopp, hopp ! est désormais entrée dans la légende.

Sommes-nous dans l’esprit perturbé du soldat ou dans une réalité objective ? Mais en matière de sentiment sommes-nous jamais dans l’objective réalité ?... L’exacerbation du caractère oppressif du drame construit un Capitaine manchot pointant son revolver sur le « pauvre diable » qui pourrait bien représenter une menace de révolte, un Docteur faisant théâtralement la leçon à un cénacle d’apprentis médecins en frac, sur le dos du même « pauvre diable » qu’il fait manger à terre, comme une bête, la tête dans l’auge, un Tambour-major inconsistant, objet sexuellement manipulé par Marie, sans plus. D’une humeur heureuse, quelques êtres survolent la torpeur : les deux Ouvriers sont ici deux vachers à chapeau large et bâton torve, meneurs de troupeau descendus de leur montagne s’amuser à un bal des plus lascifs.

Si la direction d’acteurs est rigoureuse (Giovanna Maresta signe cette reprise), le décor raconte beaucoup à lui seul. Il invente avec trois fois rien, comme les deux fagots qui suffisent à modifier l’implantation théâtrale dès la Scène 2, l’apparition serpentesque de la pécheresse au cœur de la double-cloison du dispositif, mais encore l’utilisation de sa crête comme poste d’observation (les médecins, les sergents, les femmes). Encore convoque-t-il des éléments symboliques, comme le champ de choux ouvert en arrière-scène, cédant place à un ciel rougeâtre, à des montagnes sanguines, puis disparaissant tout à fait lorsque Wozzeck et le cadavre de Marie s’enfoncent dans le marais – l’horizon s’éteint, il n’y a plus d’horizon. Et si l’inscription de la phrase « Lieber ein Messer in den Leib als eine Hand auf mich » (mieux vaut un couteau dans le corps à une main levée sur moi) semblera un rien trop appuyée (Acte II, Scène 4), la perpétuelle interrogation du public par le défilé d’un peuple épuisé au fil des interludes porte haut la démarche du metteur en scène. Pour finir, pieds nus, ces figures d’exode traversent, chaussures en main, une sorte de désert terrible ; sur le climax, elles sont dépassées par une troupe de gamins à la traîne de laquelle se tient l’orphelin – presque adulte, donc.

Bien après l’enregistrement live, sans concession, qu’il en effectuait à la Staatsoper de Hambourg en septembre 1998 – formidables Bo Skovhus et Angela Denoke ! –, on retrouve Ingo Metzmacher à tête des Coro e Orchestra del Teatro alla Scala dans un Wozzeck leste, sensible, qui profite des séquences chambristes comme de l’angoisse étouffante de l’écriture de Berg, y compris de cette sorte d’humour noir véhiculée par livret et partition (les motifs goguenards de clarinette…). Jouant magnifiquement avec les timbres, il nous fait entendre les francs-maçons des souterrains (cf. Büchner), invite les cordes à pleurer sur certains aveux de l’anti-héros, révèle subtilement tout ce que la troisième scène du I doit à Mahler, serre l’étau lugubre de la jalousie (II, 3) et contraste la douceur lancinante qui ouvre le dernier acte, durant la lecture de la Bible, avec la rage coupable. La scène suivante est un crève-cœur : irrésistibles, les cordes lombardes déchirent l’amour comme au delà du drame, comme si le futur assassin avait déjà fait deuil de son crime.

La distribution fait honneur à l’œuvre. On saluera la composition attachante de Rudolf Johann Schasching en Fou, le jeune baryton lituanien Modestas Sedlevičius en deuxième Ouvrier particulièrement vaillant, le brillant Capitaine fort endurant de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke et l’excellent ténor saxon Michael Laurenz qui campe un Andres lumineux, flamboyant. Le duo Marie/Wozzeck fonctionne à merveille, partageant un même format vocal et une expressivité à fleur de peau. Ricarda Merbeth bouleverse au début du III, Michael Volle, en robuste forme, laisse pantois. Bravo au Chœur « maison » et à ses voci bianche, dûment préparés par Bruno Casoni.

BB