Chroniques

par laurent bergnach

Erich Wolfgang Korngold
Das Wunder der Heliane | Le miracle d’Heliane

2 DVD Naxos (2019)
2.110584-85
Das Wunder der Heliane (1927), quatrième des opéras signés Korngold

Quatre ans après la création de Violanta (1916) [lire notre chronique du 20 mars 2020], œuvre courte donnée à Munich le même soir que Der Ring des Polykrates, Erich Wolfgang Korngold (1897-1957) s’attelle à son premier opéra en trois actes, Die tote Stadt (1920). Le projet prend corps après la découverte de l’adaptation théâtrale d’un chef-d’œuvre du symbolisme, le roman Bruges-la-Morte (1892), réalisée par l’auteur lui-même, Georges Rodenbach. À ce jour, l’opus 12 de l’Autrichien reste le plus présenté sur scène [lire nos critiques des productions d’Inga Levant, Willy Decker, Philippe Himmelmann, Pier Luigi Pizzi, Kasper Holten et Sandrine Anglade], alors que ses ouvrages postérieurs sont loin d’être indigents.

Pour le musicologue Nicolas Derny, par exemple, « Das Wunder der Heliane est probablement l’œuvre la plus ambitieuse et la plus complexe de Korngold. L’orchestration est d’un incroyable raffinement et nécessite un chef aguerri pour la diriger » (Éditions Papillon, 2008) [lire notre critique de l’ouvrage]. Démarrée en 1923, la mise en musique d’un mystère signé Hans Kaltneker (1895-1919), Die Heilige (1917), avance lentement, compte tenu des engagements du compositeur comme chef d’orchestre. Les trois actes sont finalement créés le 7 octobre 1927, au Hamburg Stadttheater, sous la direction d’Egon Pollack. Mais le succès n’est pas au rendez-vous, ce que confirme la présentation viennoise du 29 octobre, retransmise à la radio. Le texte du librettiste de Violanta, Hans Müller (1882-1950), est jugé confus, mais le romantisme capiteux de Korngold n’échappe pas non plus à la critique, rendu poussiéreux par l’apparition récente du jazz sur la scène lyrique – Jonny spielt auf (Křenek) et Mahagonny-Songspiel (Weill) ont vu respectivement le jour en février et juillet de la même année.

L’action se déroule dans un royaume voué à la tristesse par son Souverain, un homme qui souffre de la froideur de son épouse Heliane à son égard. Ignorant ces lois iniques, un Étranger porteur de joie est emprisonné et condamné à mort. La reine lui rend visite durant sa dernière nuit, se pliant à ses caprices pour soulager sa peine. Le Souverain survient et découvre Heliane nue, qu’il fait arrêter pour adultère. Le procès a lieu, au cours duquel un entretien privé est accordé aux deux coupables. Après l’échange d’un baiser, l’Étranger se suicide, espérant que sa mort éteigne la colère du roi envers sa compagne. Mais ce dernier n’a toujours pas de réponse sur l’infidélité de celle qui a comblé d’amour un autre que lui. Il en appelle au jugement de Dieu : si Heliane est innocente, elle pourra ressusciter l’Étranger. Le troisième acte place le spectateur sur des charbons ardents, dans l’attente du miracle… annoncé par le titre.

Filmée au printemps 2018 au Deutsche Oper de Berlin, cette production permet d’apprécier la mise en scène limpide de Christof Loy, associé à Johannes Leiacker (décors) et à Barbara Drosihn (costumes). Les chanteurs y sont remarquables, notamment Sara Jakubiak dans le rôle-titre, au chant sûr et suave [lire notre chronique de Die Meistersinger von Nürnberg], Josef Wagner (Souverain) qui possède ampleur et impact [lire nos chroniques de The Rake’s Progress, Neues vom Tage, Turandot, Christophe Colomb et Die Zauberflöte], sans parler de Brian Jagde (Étranger), ténor au phrasé très musical, vaillant autant que nuancé, dont le timbre soyeux est un délice. Les seconds rôles sont excellents, eux aussi, qu’il s’agisse d’Okka von der Damerau (Messagère), mezzo à la voix longue et ronde bien que directe [lire nos chroniques de Make no noise, L’ange de feu, Un ballo in maschera et Karl V], Derek Welton (Portier) [lire nos chroniques des Huguenots et du Prophète] et Burkhard Ulrich (Juge aveugle), tous deux sonores et fiables. Le chœur maison est préparé par Jeremy Bines.

Terminons avec le chef Marc Albrecht qui jamais ne dédaigna la musique de Korngold [lire notre chronique du 10 mars 2010]. Dans la fosse berlinoise avec l’orchestre maison, il soigne la clarté et l’énergie de cette partition où scintillent des bribes de Tristan, Salome, Turandot, etc. Au prélude de l’Acte III, on entend la grande fréquentation de Mahler par le chef allemand – notamment pendant sa période alsacienne [lire nos chroniques du 29 septembre 2005, du 18 janvier 2008, du 2 octobre 2009 et du 3 février 2017]. En bonus au spectacle, les amateurs de raretés pourront écouter ce même passage sous la battue de Frieder Weissmann (1893-1984), enregistré en 1928 pour le label berlinois Odeon.

LB