Chroniques

par hervé könig

Siegfried
opéra de Richard Wagner

Deutsche Oper, Berlin
- 15 avril 2017
Siegfried de Wagner dans la mise en scène culte de Götz Friedrich (Berlin, 1985)
© bettina stöß

Troisième soirée de légende à la Deutsche Oper de Berlin, où découvrir le fameux Tunnel-Ring concocté par le génial Götz Friedrich et son scénographe Peter Sykora en 1984 et 1985. À l’époque, elle avait fait grand bruit, cette transposition du chef-d’œuvre de Richard Wagner dans un monde en sursis qui aurait survécu à une catastrophe nucléaire. Plus de trois décennies se sont écoulées, durant lesquelles la guerre froide a cessé, sans aucune destruction militaire atomique. Est-ce que la Tétralogie de Götz Friedrich semble aujourd’hui anachronique, démodée ou même ringarde ? Au contraire : la voir avec du recul valide sa cohérence conceptuelle et de la qualité artistique dans laquelle les successives reprises l’ont toujours maintenue.

Siegfried est incontestablement la plus intéressante des trois journées du vaste cycle. Traumatisé par la perte des moyens de contrôle qui, bien qu’il ne le sache pas encore, mènera à celle de son pouvoir, ni plus ni moins – et, après-demain, à l’effondrement définitif (Götterdämmerung) –, Wotan mise tout sur le dernier rejeton de sa lignée de loup. On admirait hier la maestria du metteur en scène et de ses continuateurs à montrer le couple à partir duquel l’espoir du dieu ressuscite : Sieglinde et Siegmund, sœur et frère dont la progéniture consanguine, le petit Siegfried né orphelin, devrait sauver le monde [lire notre chronique de la veille]. Les événements se succèdent de façon déterminante, sous la protection désormais discrète de Wotan, Wanderer anonyme qui veille sur la destinée du héros, toujours en butte à l’ambition des méchants, et qui doute lui-même jusqu’à quémander refuge dans le conseil d’Erda, sa vieille maîtresse, mère de Brünnhilde – endormie derrière un mur de flammes, la walkyrie préférée attend le futur père d’une humanité joyeuse de se soumettre à l’anneau d’or dont seules Erda et les Filles du Rhin ont identifié la malédiction. Toutes les magies sont invoquées pour aider le sauveur innocent : la reconstitution de l’épée invincible, la victoire sur le dragon, le mystère de l’oiseau-guide, etc. Pourtant, Siegfried ne reconnaît pas son bienfaiteur en ce promeneur qui fait la leçon : en lutte, il brise sa lance, révélant alors son aspiration à un bonheur sylvestre plutôt qu’au pouvoir. Siegfried est l’innocent qui veut le rester, ou qui, peut-être, ne peut faire autre chose que de le rester. Dans les bras de Brünnhilde, sauver le monde ne l’intéresse absolument pas.

L’affaire ne tourne pas comme Wotan l’imaginait. La catastrophe est donc en marche. Du coup, Friedrich et Sykora ont adroitement délaissé le tunnel qui concentrait la moitié de cycle [lire notre chronique de l’avant-veille] : ils nous laissent oublier cette donnée omniprésente pour mieux l’utiliser dans le Crépuscule à venir, sans aucun doute. La machine infernale qui tient lieu de dragon, avec ses coutures boulonnées, ses coudes ferrailleux et le fleurissement pandémique de boutons lumineux, masque le dispositif et avance vers la salle comme une terreur industrielle. Dans la fumée, Fafner règne au cœur de l’engin. La perception de cet artifice impressionnant est forcément modifiée : en 2017, le spectateur pense aux centrales de Tchernobyl et de Fukushima. Mais plusieurs mois avant le premier de ces désastres, il n’imaginait sans doute pas autre chose qu’une machine de guerre, surtout dans cette ville coupée en deux par le mur délimitant les territoires adverses, un mur vécu au quotidien. Le cylindre initial revient au troisième acte, contrepointant l’amour d‘un horizon qui nous est devenu habituel. Ce Ring est vraiment passionnant !

À la tête de son Orchester der Deutschen Oper Berlin moins en forme qu’hier (la fatigue…), Donald Runnicles livre quand même une interprétation de bon aloi. On regrette l'énergie flamboyante de Rheingold et Walküre, ne le cachons pas, mais la prestation reste de belle facture. C’est donc plus à la production et aux voix qu’on s’est attaché. La richesse de timbre et l’agilité de la jeune Elbenita Kajtazi fait florès en Waldvogel, très charmant. La présence vocale et théâtrale de Werner Van Mechelen continue de satisfaire en Alberich. De même la basse Andrew Harris campe un Fafner de très grand format. On retrouve le contralto Ronnita Miller en Erda nettement plus convaincante qu’il y a deux jours : l’émission est confortable et la ligne d’une souplesse étonnante. On l’applaudissait en Loge jeudi, le voici Mime : Burkhard Ulrich signe une incarnation parfaite. Grand Wagnérien que nos colonnes ont souvent signalé [lire nos articles Lohengrin, Das Rheingold et Der fliegende Holländer], le baryton-basse Samuel Youn succède à Derek Welton et à Iain Paterson en Wotan : irréprochable et souvent élégant, son Wanderer ne bénéficie pas de l’aisance de l’Écossais.

Contrairement au couple précédent, merveilleusement porté par Eva-Maria Westbroek et Stuart Skelton, les amants d’aujourd’hui ne nous transportent pas. La Brünnhilde de Ricarda Merbeth accuse des stridences assez désagréables qui contredisent le coup de foudre amoureux. Rien à redire : les notes y sont, les moyens vocaux sont là, mais le timbre est un obstacle. Très apprécié sur cette scène où il chantait Parsifal [lire notre chronique du 21 avril 2014], Stefan Vinke est en meilleure forme que deux mois plus tôt, quand son Lohengrin décevait [lire notre chronique du 18 février 2017] : lumineux dans l’Acte I, le ténor peine dans le II et retrouve sa superbe au III, vraiment héroïque. Mais les rôles vivent l’un à côté de l’autre, c’est dommage.

Siegfried…
C’est aussi le prénom du troisième enfant de Cosima et Richard. Né non loin de Lucerne le 6 juin 1869, Siegfried Wagner eut pour parrain Ludwig von Wittelsbach, roi de Bavière. Il devint chef d’orchestre, compositeur, et dirigea le Bayreuther Festspiele à partir de 1906 et jusqu’à ce que son cœur lâche, le 4 août 1930. Depuis la mi-février, le Schwules Museum (Lützowstraße 73, Berlin) lui consacre une exposition très intéressante qui propulse ses visiteurs dans le clan Wagner – une famille compliquée, c’est le moins qu’on puisse dire ! Outre d’interroger la valeur des œuvres musicales de Siegfried, elle s’attache en particulier à sa vie secrète. Les commissaires de Bayreuths Erbe aus andersfarbiger Kiste (visible jusqu’au 26 juin) sont Achim Bahr, Kevin Clarke et Peter P. Pachl.

HK