Chroniques

par bertrand bolognesi

Огненный ангел | L’ange de feu
opéra de Sergueï Prokofiev

myfidelio.at / Theater an der Wien, Vienne
- 26 mai 2021
Surprenant "Agne de feu" de Prokofiev retransmis depuis le Theater an der Wien
© bernd uhlig

C’est à nouveau devant un parterre vide que s’est donné L’ange de feu au Theater an der Wien qui, il y a plus d’un an déjà, inaugurait ce type de représentation pour les caméras avec Fidelio [lire notre chronique du 20 avril 2020]. Alors que la vie culturelle revient peu à peu depuis le 19 mai avec la réouverture des salles de spectacle dans la stricte observance des conditions sanitaires requises, l’heure n’est sans doute plus à chroniquer des opéras en streaming. Parce que nous le regardions entre le baisser de rideau du Viol de Lucrèce, à l’issue d’une représentation encore exclusivement destinée aux professionnels, et le lever de celui du Soulier de satin, enfin public [lire nos chroniques des 14 et 23 mai 2021], il ne paraîtra pas incongru de cependant publier à ce propos. Peut-être y faut-il voir également notre reconnaissance pour les institutions qui ont offert leurs productions au mélomane confiné pendant ces longs mois de privation et l’expression de notre inquiétude face à la liberté sous étroite surveillance que condescendent à l’heure actuelle les États en entretenant clairement l’idée qu’ils peuvent fermer les portes d’un jour à l’autre, selon les aléas pandémiques et le regard économique qu’ils leur portent.

De fait, Andrea Breth interroge volontiers l’incarcération dans ses mises en scène. Qu’il s’agisse du gardiennage d’une épouse mal accueillie par une famille austère en milieu rural, de l’affrontement psychopathique d’une femme à un animal détenue dans un zoo, de la torture par l’espérance pratiquée par un inquisiteur sur un prisonnier ou de l’épisode de démence gagnant un poète jusqu’à sa prise en charge médicale [lire nos chroniques de Káťa Kabanová, Das Gehege/Il prigioniero et Jakob Lenz]. Loin de s’en tenir aux aventures plus ou moins ésotériques de la belle Renata et du chevalier Ruprecht contées par Valery Brioussov en 1907 dans son roman L’ange de feu que Sergueï Prokofiev condensait pour la scène lyrique entre 1919 et 1927, la femme de théâtre regroupe tous les personnages dans un seul lieu et un seul temps, l’action se déroulant vraisemblablement en quelques jours dans un institut psychiatrique d’aujourd’hui. Ainsi l’auberge où le chevalier fait une halte se fait-elle sinistre dortoir dont l’état d’entretien laisse à désirer ; de même l’hôtesse initiale arbore-t-elle les traits d’un médecin peu engageant qui accueille le nouveau pensionnaire à coup d’injections zombifiantes.

Avec la complicité de Carla Teti pour les costumes des malades et du personnel soignant, d’Alexander Koppelmann pour la lumière crue de la maison de santé comme l’on dit en France (de l’autre-côté du Rhin, on parle de Krankenhaus), et de Martin Zehetgruber quant au dispositif scénique, réalisé sur deux étages et muni d’une tournette, dans une esthétique accablante comme il se doit dans un tel lieu, Andrea Breth montre un aréopage torpide de cas désespérés, autant de sujets abandonnés dans une définitive déraison. Les visions de Renata entraîne Ruprecht dans un labyrinthe sans issu où un nounours à valeur transitionnelle est bientôt vertigineusement décuplé. Le psychomotricien de l’établissement donne corps au savant Agrippa, tour à tour bienveillant quoiqu’un rien destroy et uniquement soucieux de bien nourrir ses chiens, puis au légendaire Méphistophélès goethéen, persifleur et cruel, qui mord les malades pour leur dévorer le cœur. Ici, les acteurs n’incarnent pas plusieurs personnages, non : ils composent un élément vivant dans cet hôpital de cauchemar auquel revient plusieurs fonctions dans le récit général. Le grand tableau de possession diabolique des religieuses, sous exorcisme proféré par l’Inquisiteur, apporte une touche cynique à l’affaire, le prêtre en question arborant les atours du directeur de l’hôpital, compositeur à ses heures, venu trouver l’inspiration dans ces cris désespérés. Deux anges traversent le plateau, l’un aux ailes blanches, prostré sur une civière, l’autre à plumage noir, déambulant parmi les agitées. Et la condamnation finale au bûcher expiatoire de se résumer à une exécution moderne (balle dans le front).

L’investissement dramatique des artistes impressionne grandement. Sans déroger à l’exigence musicale, tous rendent crédible une troupe de malheureux avançant vers nulle part. Aušrinė Stundytė y est une Renata poignante, perverse à souhait [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Tannhäuser et Das Wunder der Heliane]. On retrouve l’excellent Bo Skovhus en Ruprecht sous influence, jouet du délire de Renata [lire nos chroniques de Lulu, Lear, Peer Gynt, Hamlet, De la maison des morts, Karl V et Das verratene Meer, pour s’en tenir à ses récentes apparitions], extrêmement touchant par son désarroi absolu et continuel. Elena Zaremba quitte la paillasse mortuaire en puissante Diseuse de bonne aventure. À la basse Alexeï Tikhomirov est avantageusement confiée la partie de l’Inquisiteur [lire nos chroniques de L'affaire Makropoulos, Raspoutine, Luisa Miller, Rusalka et Boris Godounov]. Perdu assez truculent, le baryton Kristján Jóhannesson se charge des répliques de l’Aubergiste puis du Domestique [lire notre chronique de La pucelle d’Orléans], de même que le ténor Andrew Owens, créature obsédée par le découpage de journaux, chante sans différence les phrases de Glock le libraire ou du Médecin, comme l’étrange silhouette en costume du baryton Markus Butter, occupée à balayer, à se recoiffer ou à explorer les poubelles, est aussi bien le bon camarade Matthias que le Docteur Faust [lire nos chroniques de Rigoletto, Die Teufel von Loudun et Der Besuch der alten Dame]. Les cadres de cette étrange équipée sont deux blouses blanches : le ténor Nikolaï Schukoff, ici fort sonore en Agrippa et en Méphistophélès [lire nos chroniques de La grotta di Trofonio, Carmen, Lady Macbeth de Mzensk, Jenůfa, Fidelio, Der Freischütz, La Juive, Lohengrin, Tiefland, The Bassarids, Parsifal, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny à Toulouse et à Aix-en-Provence], et l’alto Natascha Petrinsky, idéale en Aubergiste comme en Abbesse [lire nos chroniques de The Tempest, Lady Macbeth de Mzensk, Káťa Kabanová, Œdipe, Il tabarro, Suor Angelica, Gianni Schicchi, Lulu et Les bienveillantes].

À la tête de l’Arnold Schönberg Chor, préparé par Erwin Ortner, et de l’ORF Radio-Sinfonieorchester Wien, Constantin Trinks, que l’on connaissait dans le répertoire allemand [lire nos chroniques de Tannhäuser à Strasbourg et à Francfort, Das Liebesverbot et Salome], signe une lecture hautement inspirée de l’ouvrage, tendue et flamboyante, qui magnifie un chemin lyrique dans un matériau fort dense assez redoutable à jouer. L’interprétation de cet opéra encore rare [lire nos chroniques des productions de Saint-Pétersbourg, Munich et de Rome] laisse songeur…

BB