Chroniques

par bertrand bolognesi

Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna
opéra de Walter Braunfels (version de concert)

Salzburger Festspiele / Felsenreitschule, Salzbourg
- 1er août 2013
le Salzburger Festspiele joue l'opéra du rare Walter Braunfels
© dr

Entre Giovanna d’Arco, l’opéra de Verdi (les 6, 10 et 13 août), Die Jungfrau von Orléans, la tragédie de Schiller (du 28 juillet au 7 août) – à laquelle on pouvait associer l’Oрлеанская дева de Tchaïkovski, par exemple [lire notre critique du DVD] – et les Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna de Braunfels, cette édition du Salzburger Festspiele croise les inspirations à explorer un mythe catholique plusieurs fois visité par les musiciens. Gardant du XIXe siècle le seul Verdi – à l’exclusion (salutaire !) de Carafa, une vingtaine d’années avant lui, ou de Gounod trente ans plus tard –, le festival invite à la découverte avec cet opéra de Walter Braunfels.

Composée entre 1938 et 1942, c’est-à-dire au cœur de la tourmente nazie, Jeanne d’Arc est l’œuvre d’un artiste exilé de la vie musicale allemande par le régime d’Hitler : c’est donc d’une manière toute particulière qu’il en faut entendre « Satan, du hast gesiegt ! », le terrible mot qu’y prononce Gilles de Rais devant le bûcher de la sainte (« Satan, tu as gagné ! »). De même l’espoir porté par le chœur final est-il sans nul doute à comprendre au delà du contexte historique officiellement évoqué – « Le cœur de Jeanne n'a pas été brûlé. Son cœur reste entier. Elle était innocente, elle était sans péché ! De ses cendres une pure colombe s’élève vers le Ciel » (en langue originale : « Johannas Herz verbrannte nicht. Ihr Herz blieb heil. Unschuldig war sie, sie war ohn’ Sünde ! Aus der Asche der Reinen eine Taube flatterte zum Himmel auf ») – : par ces paroles, Braunfels appelle une ère nouvelle, après la chute ardemment désirée de la dictature.

Huit scènes réparties en trois parties de durées inégales et ponctuées par un Vorspiel épique (en sonneries superposées à un Dies Irae de cloches) portent haut la fervente admiration du compositeur pour son sujet, une jeune fille qui s’engage jusqu’au martyre pour sauver son pays de la guerre et de l’envahisseur, mais plus profondément encore du mal qui le domine. Plutôt qu’un appel effectif à résister concrètement, il sera plus crédible d’y voir celui d’une résistance toute intérieure, Braunfels ne pouvant alors pas même rêver qu’on jouât l’ouvrage où que ce soit. Il ne l’entendra d’ailleurs jamais, puisque ce n’est qu’en 2001 qu’il fut créé, en version de concert à Stockholm, par Manfred Honeck qui dirige cette soirée. Quant à la création scénique, elle eut lieu le 27 avril 2008 à la Deutsche Oper de Berlin, dans une mise en scène du sulfureux Schlingensief, quelques cinquante-quatre ans après la disparition du musicien.

Après avoir vu Mathis der Maler d’Hindemith, Walter Braunfels décide d’écrire un opéra sur Jeanne d’Arc. La sainte était « à la mode », pourrait-on dire, puisque Shaw lui avait dédiée quinze ans auparavant une pièce qui en partie féconda Bertolt Brecht et sa maitresse Elisabeth Hauptmann : en 1931, Die heilige Johanna der Schlachthöfe la transpose à Chicago durant la Grande Dépression (Sainte Jeanne des abattoirs). De ces mêmes années datent également la célèbre bobine de Carl Dreyer, projetée en 1928, mais surtout l’antithèse imaginée par le très dévoué Gustav Učicky : produit par la UFA en 1935, son film Das Mädchen Johanna assimile Goebbels à Charles VII et Jeanne d’Arc à… Adolf Hitler !

Tandis qu’Arthur Honegger conçoit le mystère Jeanne au bûcher sur un livret de Paul Claudel (1938) [lire notre critique du DVD], Braunfels (qui lui aussi s’est penché sur l’œuvre du poète français avec son opéra Die Verkündigung) s’attelle aux minutes du procès de 1431 (parues en traduction allemande en 1935) pour écrire lui-même le sien, comme le ferait André Jolivet près d’une vingtaine d’années plus tard, à l’occasion des cinq cent ans de la réhabilitation de la sainte (La vérité de Jeanne, oratorio de 1956). Tenant d’une esthétique bien de son temps sans être en lutte directe avec la tradition (toujours respectueux des règles de la tonalité, un foisonnement chromatique la développe volontiers, juxtaposé à des droitures modales évocatrices du Moyen Âge), la musique de Braunfels s’inscrit assez naturellement dans la lignée d’Hindemith tout en déclinant certains aspects communs à Manfred Gurlitt ou Frank Martin ; encore y rencontre-t-on la verve postromantique du Tyrolien Thuille auprès duquel il étudia à Munich. De fait, cette position jamais en rupture avec le passé musical allemand suscita l’intérêt des milieux conservateurs, jusqu’à ce que soit avéré un certain pourcentage de sang juif dans les veines de Braunfels. C’est alors qu’indépendamment de sa popularité et de son sentiment catholique de toujours, déjà bien présent dans ses œuvres, le compositeur perdit son poste de directeur de la Hochschule für Musik de Cologne (il le reprendra après la guerre).

Seize voix sont convoquées à défendre une partition souvent tendue, mission qu’elles satisfont aisément, pour la plupart. On en retiendra principalement l’Alençon de grande élégance vocale de Johannes Dunz, le Cauchon fermement incisif de Michael Laurenz, le clair Colin de Norbert Ernst – une partie écrite en phrasés fragmentés, à la fois expression de la simplicité du personnage et de l’angoisse qui l’habite dès qu’il s’agit de Jeanne – et le Jacques d’Arc avantageusement impacté de Tobias Kehrer. Quatre voix masculines font merveille : diablement expressif, comme à son habitude, Thomas Bauer donne un Florent d’Illiers de toute beauté [lire notre critique du CD], Pavol Breslik offre à Charles de Valois un timbre flamboyant, des attaques souples et fulgurantes à la fois ; récemment applaudi en Wotan [lire notre chronique du 13 juillet 2013], Johan Reuter livre un Gilles de Rais dignement projeté, tandis que Ruben Drole campe d’un baryton méphitique à souhait un Duc de La Trémouille passionnant. Les femmes ne sont pas en reste, avec la saine légèreté de Siobhan Stagg en Sainte Catherine, l’onctuosité de Sofia Almazova en Sainte Marguerite et le mezzo généreux de Wiebke Lehmkuhl en Lison. Enfin, nous retrouvons l’excellente Juliane Banse qui déploie une grande richesse de timbre et une exemplaire conduite du chant dans le rôle de Jeanne d’Arc.

Avec la complicité de Wolfgang Götz à la tête des jeunes gosiers du Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor et d’Alois Glässner au pupitre du Salzburger Bachchor, formations qui, par-delà l’exigence de l’œuvre, se révèlent vaillantes, Manfred Honeck signe de cet Opus 57 une lecture prudente, voire un rien timorée, avec l’ORF Radio Sinfonieorchester Wien. Un soutient plus assumé du lyrisme intrinsèque de l’œuvre n’aurait pas nuit, et l’on aimerait mieux profiter d’une écriture orchestrale qu’on devine offrir d’autres qualités à mettre en relief.

BB