Chroniques

par bertrand bolognesi

Wozzeck
opéra d’Alban Berg

Opernhaus / Palladium, Cologne
- 22 mai 2011
Wozzeck, opéra d’Alban Berg
© bernd uhlig

Après un après-midi ponctué d’orage, nous marchons, sous un ciel encore incertain, dans la friche industrielle de Mülheim, quartier ouvrier situé au nord-est de Cologne dont la brique rouge est aujourd’hui réinvestie par de nombreux bureaux, y compris du secteur culturel. Ainsi du Palladium, grand carré à spectacles (scènes rocks, théâtre, etc.) où l’Opernhaus a décidé de monter ce Wozzeck que l’on découvre après avoir parcouru les entrepôts de Schanzenstraße dans sa presque totalité. Nous nous installons bientôt face à la crudité sombre d’un plateau entièrement nu que les protagonistes de la pièce envahissent, par le fond, dans des costumes (Jessica Karge) évoquant sans le reconstituer le temps de l’œuvre, juste avant la guerre de 14, soit le temps de l’opéra de Berg plutôt que celui du drame de Büchner. Après une brève introduction dite – « l’enfant, il est seul, ni père ni mère, tous morts » –, Markus Stenz anime la fosse, lance la représentation.

Représentation, est-ce vraiment le bon mot ?
Dans un complet dénuement, ce Wozzeck va droit à l’essentiel, ne s’encombre pas de démonstrations théâtralisées, fait fi des emblèmes comme des codes, se concentrant sur une humanité toujours plus proche, encore plus intrusive, d’une exemplaire dignité jusqu’en ses débordements. Bien sûr, il ne saurait être indifférent que l’opéra soit joué de cette façon en un tel lieu. La direction d’acteurs est exigeante, précise, la déambulation générale méticuleusement pensée jusqu’à sembler naturelle, mettant l’accent sur la vie de la communauté, suggérant voyeurisme et cancanage. Aussi, chacun s’engage-t-il en honnête homme à incarner son rôle, sans caricature, effaçant la confortable distance habituelle (mis à part le Docteur, mais il est homme de science, son investissement demeure « scientifique », sans affect, pense-t-il). Avec sa douce soumission de surface, la tendresse qui dialogue avec Marie, Wozzeck n’est pas l’agneau qu’on pourrait croire ; en lui sourd une violence terrible, rude, brutale, une violence brimée qui ne pourra s’exprimer que dans l’extrême – comme l’ombre planante d’un geste égorgeur dès le rasage du Capitaine, par exemple. Nul besoin de montrer le couteau, le sang sur les mains du meurtrier, l’eau qui le noiera ; la métaphore s’intériorise douloureusement : en une définitive étreinte l’homme brise l’échine de la femme, reprend une fois encore contact avec les vivants puis, après le papotage des notables, sur l’interlude symphonique qui à lui seul raconte tout s’accroche au cadavre de l’aimée, lutte avec cette force terrible qui le poussa à l’absurde tuerie et, dans une ultime implosion, s’effondre à ses côtés. Et l’enfant de naïvement tenter de réveiller les endormis avec ses « Hop hop, hop hop » encourageants.

Chaque personnage existe sur cette scène sans fards, du Fou avec lequel Wozzeck se bat après le bal (dans une tente militaire, seul élément de « décor », si l’on peut dire, discret) au Tambour-major déployant une hargne toute masculine à destituer le mâle de celle qu’il est fier d’avoir conquise – quand l’homme est animal… On ne regrettera que l’insertion de silences dramatiques dans les derniers moments, silences qui viennent contrarier la structure temporelle conçue par le compositeur qui entendait par elle « conduire » le drame. Passant sur cette confiance non accordée à la partition, on louera en tout point le travail d’Ingo Kerkhof, une mise en scène dont la force dérange jusqu’à vous donner envie de tenter l’impossible pour arrêter le drame, pour sauver ces gens ; une mise en scène qui bouleverse, simplement.

Au pupitre du Gürzenich Orchester Köln, Markus Stenz impose une interprétation alerte et sensible de l’opéra de Berg, dans une acoustique qui ne pardonne rien. S’il distille l’écriture « contemporaine » de la scène au champ (I, 2), fragmentée, il profite adroitement de l’onctuosité des cordes dans la rencontre de Franz et de Marie (elle seule l’appellera par son prénom, et une seule fois), posément lyriques, comme des effets de spatialisation (la fanfare au loin dans la rue) et de la cristallisation dramatique (dernier interlude). Voilà donc une lecture qui inscrit chacune de ses options dans la plus grande cohérence dramaturgique.

La crudité de la conception de Kerkhof, n’atteignant jamais l’affreux ni l’horrible, pourtant, est un risque énorme et ne supporte aucune faiblesse. Aussi, rassurez-vous : les chanteurs, pour défendre leurs rôles avec l’engagement précédemment énoncé, n’en assurent pas moins des prestations vocales de grande tenue. Alexander Fedin est un Capitaine au timbre agressif à souhait dont il use sans excès, couleur à laquelle s’oppose la douceur et la lumière de l’Andrès de Martin Koch, les incises délicatement filées du Fou de John Heuzenroeder et la superbe du Tambour-major, Gordon Gietz livrant un aigu robuste où se sont développées des harmoniques graves – une voix qui évolue sainement – ; voilà pour les quatre ténors. Sur cette distribution, deux réserves, toutefois : la basse Dennis Wilgenhof manque de fermeté en Docteur et la Margret d’Andrea Andonian accuse une fatigue gênante. Asmik Grigorian campe une Marie attachante, d’un naturel indicible, joueuse avec son enfant, désespérément volage avec son amant, s’accusant sans cesse auprès de son compagnon.

Enfin, l’excellent Florian Boesch s’empare du rôle-titre qu’il sert d’une émission précise, toujours souple, et d’une assise généreuse, autant de qualités qu’un chant adroitement conduit use en maître, jusqu’en un Sprechgesang de toute splendeur qui retient tant l’écoute qu’il invite en son monde. La dynamique est infiniment riche, posant des aigus tendres ou un grave à gros grain, ne force jamais rien, y compris dans les passages requérant une expressivité plus lourde, son incarnation reposant aussi sur une présence scénique évidente, entière.

Indéniablement, l’Opéra de Cologne affiche en ce moment l’un des meilleurs Wozzeck de ces dernières décennies. Savez-vous qu’il ne faut que trois heures et quart pour s’y rendre ? Dépêchez-vous, on l’y joue jusqu’au 26 juin.

BB