Chroniques

par hervé könig

Das Rheingold | L’or du Rhin
opéra de Richard Wagner

Deutsche Oper, Berlin
- 13 avril 2017
ultime reprise à la Deutsche Oper du Ring de Götz Friedrich : Das Rheingold
© bettina stöß

Il y a trente-trois ans, la Deutsche Oper présentait une nouvelle production de l’épopée wagnérienne, Der Ring des Nibelungen, que signait Götz Friedrich, alors Generalintendant de l’institution berlinoise. Rapidement, ce Ring est devenu célèbre sous le surnom de Tunnel-Ring, puisque son action était centrée sur un cylindre de béton. Dans la scénographie de Peter Sykora, le public découvrit Das Rheingold et Die Walküre en 1984, puis Siegfried et Götterdämmerung furent créés la saison suivante. Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin fut enfin abattu ; les mélomanes d’Unter den Linden et de Charlottenburg pouvaient alors à nouveau partager leur émotion, leur passion, leur enthousiasme ou leur déconvenue. Bismarkstraße, le patron a peu à peu considéré que son Ring ne s’inscrivait plus dans l’Histoire qui avait tellement changée. À la fin des années quatre-vingt-dix, il prévoyait de monter une nouvelle mise en scène qui aurait dû voir le jour à la fin de 2001. Ç’aurait été sa troisième Tétralogie,puisqu’il s’y était confronté pour la première fois à Covent Garden (Londres) en 1973, dans des décors de Josef Svoboda. Mais il mourut le 12 décembre 2000, sans avoir pu réaliser cet ultime projet.

La production de Götz Friedrich a marqué son temps, celui des derniers sursauts de la guerre froide, comme en témoigne le climat post-catastrophe nucléaire qui hante près de dix-huit heures de représentation. Comme tous les Ring, celui-ci fut retouché pour son retour en 1992. C’est le décès de son auteur qui le fixe une bonne fois pour toutes. Depuis, les assistants d’alors conjuguèrent leur connaissance précieuse de son travail afin de pouvoir continuer à le jouer. À quelques semaines du festival Mémoires avec lequel l’Opéra national de Lyon a fait voyager le public dans trois spectacles déterminants de la fin du XXe siècle – Elektra de Strauss par Ruth Berghaus (Dresde, 1986), Tristan und Isolde de Wagner par Heiner Müller (Bayreuth, 1993) et L'incoronazione di Poppea de Monteverdi par Klaus Michael Grüber (Aix-en-Provence, 1999) [lire nos chroniques des 20, 18 et 19 mars 2017] –, la Deutsche Oper invite à porter un regard plus profond sur l’histoire de la mise en scène lyrique : elle remet à son affiche cette Tétralogievintage, pour la dernière fois avant 2020 et l’avènement de sa future nouvelle production, commandée à Stefan Herheim.

Loin de brûler d’impatience à l’égard de ce prochain événement, c’est bien à revoir le chef-d’œuvre de Friedrich, ce Ring culte des années quatre-vingt, que l’on se précipite de toutes parts. La supériorité de la conception globale s’impose toujours, loin de pouvoir paraître ringarde ni même simplement dépassée. Oui, l’on ne met plus en scène Wagner ainsi aujourd’hui… c’est surtout qu’on l’on possède d’autres moyens techniques qui occasionnent des approches différentes, mais pas toujours plus novatrices ou radicales que celle-ci, la dernière du siècle, cadet de six ans de celle de Chéreau à Bayreuth (1976). La malédiction de l’or dépasse l’anneau : face à nous, l’impressionnant tunnel semble un anneau d’une épaisseur insondable, un anneau incontrôlable où s’engager en souterrain n’est pas de tout repos. L’intrigue avance dans ce boyau inquiétant, sans qu’on puisse deviner où il mène. Et si les dieux sont d’abord épargnés par l’attirance de ce cylindre fatal, protégés par les masques de quelque joute inaccessible aux mortels, ils y perdront tout ce qu’ils ne savent pas encore qu’ils ont à perdre. Aux commandes du désastre obscur, le nain Alberich, tyran terrifiant puis vengeur haineux.

Une distribution efficace a été réunie pour cette mémorable reprise.
L’engagement vocal et scénique de la basse Albert Pesendorfer sacre le rôle de Fasolt, le géant amoureux, comme l’incarnation la plus étonnante de la soirée. Le chanteur dispose d’un matériel exceptionnel dont il se sert avec une expressivité très maîtrisée. Andrew Harris campe un Fafner robuste, idéalement antipathique [lire notre chronique du 21 avril 2014]. Les Froh et Donner d’Attilio Glaser et Noel Bouley peinent à passer la rampe et ont du mal à entrer dans le spectacle. De même Ronnita Miller paraît en retrait dans Erda. On leur préfère la Fricka généreuse et joliment nuancée de Daniela Sindram [lire notre chronique du 10 octobre 2012] et la Freia techniquement remarquable de Martina Welschenbach.

Quatre voix masculines font le bonheur de ce Rheingold. Celle, presque cinglante, de Paul Kaufmann qui donne un Mime absolument génial de présence et de santé [lire notre chronique du 17 juin 2012]. Celle de Burkhard Ulrich en Loge plein de lumière. Celle du jeune baryton-basse Derek Welton, très appréciable en Wotan de caractère dont la ligne de chant est toujours infiniment précise [lire notre chronique du 27 novembre 2016]. Enfin, l’Alberich de Werner Van Mechelen dépasse largement les espérances [lire nos chroniques du 11 février 2007 et du 5 février 2015] !

Directeur musical de la Deutsche Oper, l’Écossais Donald Runnicles plonge l’auditoire dans ce Prologue, avec un sens indéniable du paysage en musique et du drame [lire notre chronique du 18 mai 2014]. Le mystère est omniprésent, sans exclure l’âpreté nécessaire à certains passages – pour la rage d’Alberich, par exemple. Le public est enchanté ! Si de nombreuses têtes chenues sont au rendez-vous, sans doute pour dire adieu à cet Ring de leur jeunesse, beaucoup de jeunes lyricophiles ont fait le déplacement. Que faisais-je le 16 septembre 1984, lorsque le rideau s’ouvrait sur la première de ce Rheingold : je découvrais, après un gâteau succulent, les cadeaux de mon neuvième anniversaire. Eh bien, ce soir, en sortant de la Deutsche Oper, et avec la promesse des trois journées suivantes dans la légende, c’est cadeau !

HK