Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard Wagner | Das Rheingold (version de concert)
Michael Volle, Samuel Youn, Jamie Barton, Christiane Karg, etc.

Rotterdams Philharmonisch Orkest, Yannick Nézet-Séguin
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 23 avril 2022
Yannick Nézet-Séguin dirige "Das Rheingold" au Théâtre des Champs-Élysées
© dr

Applaudi dans des répertoires fort divers, Yannick Nézet-Séguin retrouve, le temps d’un Ring en version de concert, Rotterdams Philharmonisch Orkest dont il fut le chef principal dix années durant (2008-2018). Donné hier soir in loco, le prologue de la tétralogie wagnérienne, Das Rheingold, part en tournée en Allemagne (Dortmund le 28 avril, Baden Baden le 30) et fait escale à Paris. Ainsi le Théâtre des Champs-Élysées, sur la scène duquel l’œuvre fit sa première apparition il y a quatre-vingt-treize ans – Wolfram Humperdinck signait cette production importée du Bayreuther Festspiele, Franz von Hoesslin était au pupitre – remet-il à son affiche non pas le cycle entier pour le moment ni sa pleine teneur dramatique, encore défendue par Daniel Mesguich en 1988 lorsqu’on y jouait sa mise en scène niçoise, placée sous la battue de l’excellent Berislav Klobučar, mais au moins ses prémices. Depuis longtemps ce n’était plus le cas, une interprétation au concert remontant à 1986, quand Marek Janowski dirigea l’Orchestre Philharmonique de Radio France dans ce qui put alors presque sembler la générale d’orchestre de l’édition 1988 des Chorégies d'Orange.

Passé la surprise de l’immanquable déséquilibre entre cuivres et cordes, dû à la configuration de concert, les premiers entièrement a giorno atténuant les efforts des secondes, le plaisir qu’offre cette lecture va crescendo. Si le Vorspiel paraît manquer un peu d’eau, la prudence du chef québécois se révèle bientôt la meilleure stratégie pour tenir l’exécution dans un dispositif a priori contradictoire, sinon défavorable. Outre le soin apporté à chaque trait, Nézet-Séguin, dont l’abord wagnérien s’est désormais grandement fluidifié [lire notre chronique de son fliegende Holländer entendu ici-même], mène habilement la narration de ce Rheingold que magnifie peu à peu une expressivité croissante. Quelques moments cristallisent la puissance dramatique de son approche, tels la malédiction de l’anneau qui, marquant la bascule de la quatrième scène vers son dénouement, ouvre les portes de la légende, le profond recueillement qui accueille l’intervention d’Erda, enfin le splendide déploiement du final, quand la théâtralité, sympathiquement appuyée, de l’apparitions des Géants s’avère bienvenue. La maison de l’avenue Montaigne annonce Die Walküre, Siegfried et Götterdämmerung pour les trois prochaines années ; gageons que le musicien affirmera plus encore ce potentiel wagnérien qu’hardiment il avance aujourd’hui.

Bien qu’inégale, la distribution réunie remplit sa charge, quoi qu’on en puisse dire. Apprécié depuis une douzaine d’années dans les rôles que Wagner conçut pour de robustes baryton-basses – Donner [lire nos chroniques du 13 mars 2010 et du 4 février 2013], Héraut [lire notre chronique de Lohengrin], Hollandais [lire notre chronique de Der fliegende Holländer], enfin Wotan [lire notre chronique de Siegfried], Samuel Youn livre un Alberich incisif à souhait dont il sert la faconde par un admirable aplomb de comédien. Si l’exactitude de la ligne vocale n’est pas toujours respectée par la véhémente expressivité qui l’anime, sa composition demeure satisfaisante. La malédiction dont il gratifie les Dieux fait frémir. Robespierre efficace [lire notre chronique de Dantons Tod], Thomas Ebenstein prête un ténor claironnant en diable à Mime. À la douceur élégamment entretenue par Issachah Savage en Froh [lire notre chronique d’Ariadne auf Naxos] répond le baryton musclé de Thomas Lehman en Donner [lire notre chronique de Götterdämmerung]. On retrouve avec bonheur Christiane Karg dont le soprano clair, à l’aigu fulgurant, convient parfaitement à Freia [lire nos chroniques de Palestrina, Die Feen, Die Jahreszeiten, Der Rosenkavalier, Hippolyte et Aricie, Lobgesang, Das Paradies und die Peri, Auferstehungssinfonie et de la Quatrième Symphonie].

Les constructeurs du Walhalla rencontrent des incarnations exemplaires. Sans le moindre effort, Stephen Milling donne un Fasolt tant puissant que doux [lire nos chroniques de Tristan und Isolde à Baden Baden puis à Montpellier, Siegfried, Der fliegende Holländer, Parsifal, Fidelio, Der Freischütz, Tannhäuser à Baden Baden et à Bayreuth]. Avec la même évidence, Mikhaïl Petrenko sert magnifiquement le belliqueux Fafner [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Die Walküre, Parsifal, Eugène Onéguine, Götterdämmerung, Le prince Igor, Le château de Barbe-Bleue, Rouslan et Lioudmila, Boris Godounov, Babi Yar et Sadko]. Quoique très sonore, le Loge de Gerhard Siegel convainc moins : la nuance est ciselée, certes, ainsi que la malignité du personnage, mais l’intonation est franchement malmenée [lire nos chroniques de Salome, Lulu, Boris Godounov et Die Liebe der Danae]. Grand wagnérien qu’on ne présente plus, Michael Volle apporte à Wotan un chant attentivement nuancé avec un matériau auquel il faut beaucoup de temps pour se pleinement accomplir.

Deux voix brûlent les planches. Celle, vaste, de Wiebke Lehmkuhl, Erda luxueuse [lire nos chroniques de Die Walküre, Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna, Die Zauberflöte, Der Rosenkavalier, Heilig ist Gott et Die Meistersinger von Nürnberg] ; celle, divinement onctueuse, de Jamie Barton – la Brangäne du Festival d’Aix-en-Provence [lire notre chronique du 2 juillet 2021] – qui exalte Fricka. Les Rheintöchter ne déméritent pas – Erika Baïkoff (Woglinde), Iris van Wijnen (Wallgunde) et Maria Barakova (Flosshilde). Au lecteur, en attendant de nous rendre à la suite du Ring d’Yannick Nézet-Séguin, donnons rendez-vous le samedi 21 mai, France Musique diffusant à 20h la captation de ce concert.

BB