Chroniques

par bertrand bolognesi

Rotterdams Philharmonisch Orkest, Yannick Nézet-Séguin
Chostakovitch | Symphonie en si bémol mineur Op.113 n°13 « Babi Yar »

Mikhail Petrenko, Chor des Bayerischen Rundfunks
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 23 mars 2019
Superbe Babi Yar de Chostakovitch par Mikhaïl Petrenko et Yannick Nézet-Séguin
© hans van der woerd

Grand plaisir de retrouver aujourd’hui le Rotterdams Philharmonisch Orkest et son chef sortant (comme on le dirait d’un homme politique) Yannick Nézet-Séguin qui, après une dizaine d’années à sa tête, vient de céder la place à Lahav Shani. Le musicien canadien, aujourd’hui en poste au Metropolitan Opera (New York), a choisi un programme d’un abord sévère, sinon austère, pour la tournée de la formation hollandaise. Centré sur la mort, le menu débute dans le drame symphonique postromantique, avec Mahler, et se conclut avec Chostakovitch, en de nombreux aspects son héritier, dont le vaste opus vient rédimer l’Histoire.

Pour commencer, la Totenfeier de Gustav Mahler, d’abord Tondichtung (1888/90) puis mouvement initial de la Symphonie en ut mineur n°2 « Auferstehung » (1894). Sous la battue farouche de Nézet-Séguin – et non sous la baguette, puisqu’il dirige désormais à mains nues –, l’attaque des cordes graves se fait extrêmement vigoureuse, comme une diablerie d’apocalypse. La vivacité générale de l’inflexion domine une approche rigoureusement tenue où surgissent des bois tendres, sans se départir jamais d’une évidente noirceur de ton. La tension est fermement maintenue d’un bout à l’autre, jusqu’en la vigoureuse sculpture des cuivres, comme en surgeon du tutti. Sans emphase superfétatoire, le second thème s’élève par le recueillement, menant bientôt à une superposition presque suave des motifs. Le danger demeure toutefois, ce que confirme le fulgurant retour de l’attaque liminaire, impératif et cinglant. La suite est dessinée d’un stylet tant sensible que dûment aiguisé, de sorte que la troisième section s’emporte dans une virulence de contrastes qu’on pourrait dire athlétique. L’interprétation ouvre sa forteresse à un lyrisme contenu, alors favorisé par l’équilibre pupitral qui semble miraculeux. Sourde mais certaine, l’urgence ne lâche rien, en marche pour la chute finale, ténue et déflagrante.

Après l’entracte, les chanteurs du Chor des Bayerischen Rundfunks prennent place sur les gradins – tandis qu’au même moment les instrumentistes du Sinfonieorchester des Bayerischen Rundfunks jouent Stravinsky à la Philharmonie, sous la direction de Mariss Jansons. Quelques semaines après l’avoir appréciée par Marko Letonja à la tête de l’Eesti Rahvusmeeskoor et de son Orchestre Philharmonique de Strasbourg [lire notre chronique du 7 février 2019], avec Pavlo Hunka en soliste, nous retrouvons la Symphonie en si bémol mineur Op.113 n°13 « Babi Yar », œuvre de 1957 par laquelle Dmitri Chostakovitch clamait haut et fort son philosémitisme, par-delà les positions bancales mais ô combien autoritaires du régime soviétique. C’est à la basse Mikhaïl Petrenko que reviennent ce soir les vers tour à tour douloureux, caustiques et même rédempteurs d’Evgueni Evtouchenko.

Très précise, à la ligne claire, l’introduction invite sans ambages dans Babi Yar, le premier des cinq poèmes que parcoure la symphonie. Le chœur masculin remémore le fossé ukrainien tristement célèbre, avec une douceur presque scandaleuse de pudeur. Yannick Nézet-Séguin opte pour un tempo qui ne traîne pas, délaissant toute contemplation, sans véhémence déplacée. Et l’artiste russe d’évoquer l’Exode dans une amertume émue. Rapidement, il s’impose en diseur, au plus près du texte, dans une approche infiniment nuancée et impactée, à la manière d’un Liedersänger. La facile longueur de souffle consent une ligne parfaite dont trouble à plusieurs reprises la constance infaillible. Jusqu’en des scansions presque sèches, la rencontre de la sinuosité du thème initial et de la cloche inexorable avance vers la manière acharnée de Galina Oustvolskaïa. Dès ce premier mouvement, le soin de chaque détail et la conduite déterminée des tutti les plus massifs, souvent brutaux, caractérisent une signature intense et robuste de la direction, sur laquelle s’érige l’empire de la basse, comme sans effort, avec une expressivité bouleversante. La subtilité de la dynamique magnifie un chant souverainement mené, au delà du grain troublant du grave, tellement enveloppant, et de la touchante délicatesse de l’aigu dont surprend la tendresse, à l’opposé de l’âpreté quasi métallique convoquée par Petrenko lorsqu’il le faut – la souplesse de cette voix tient du prodige [lire nos chroniques de Boris Godounov, de la Symphonie Op.125 n°9 de Beethoven, de Rouslan et Lioudmila, Le château de Barbe-Bleue, Elektra, Le prince Igor, Parsifal et Die Walküre].

N’est-il point terrible de vouloir tuer l’humour ? Insolent comme un юродивый intouchable, Mikhaïl Petrenko prend le devant de la scène à faire danser son timbre dans le théâtre tragi-comique de l’Allegretto suivant (Юмор) où s’élance une citation parodique du Divertimento de Bartók croisant des eaux militaires cloacales – à l’instar de la scène du commissariat dans Lady Macbeth de Mzensk. Les moments partagés avec le chœur affirment une perfection indicible. Charismatique en diable et en pleine possession de ses moyens vocaux, la basse maîtrise au millimètre près chaque effet, comme le confirme son entrée moelleuse sur l’unisson bourru de l’Adagio (В магазине), portant haut une œuvre pourtant redoutable à interpréter. Le tableau des femmes courageuses s’effectue dans une caresse fervente et discrète que sublime la conception tenue au cordeau de Nézet-Séguin, effroyablement concentrée dans ses ciselures, sans pour autant n’être que cérébrale.

Loin de desserrer le rude étambot, le Largo (Страхи) s’enchaîne, dont l’ascétisme se déclare mieux encore dans le solo de tuba, velours sombre aux reflets rares, « …comme les spectres d’antan… ». Moins nue que celle de Marko Letonja, continuatrice des grandes gravures russes, la présente version rejoint l’intégrale discographique de Bernard Haitink (parue entre 1977 et 1983) par laquelle, presque encore enfant, nous découvrions l’œuvre – en revanche, le travail du chœur, préparé par Howard Arman, sonne plus conformément aux approches russes (qui la précédèrent ou la suivirent). Voici la petite chanson papillonnante des flûtes : le cinquième et dernier épisode commence, nouvel Allegretto intitulé Une carrière (Карьера). L’élégance des cordes et l’équilibre pupitral minutieux font merveille, dans un entrelacs tout mahlérien. Facétieux, Mikhaïl Petrenko y moque l’hypocrisie des savants du temps de Galilée, sa partie alternant avec d’épaisses phrases chorales, volontairement en rupture avec le raffinement global. Après la fugue assez mafflue, le retour de la ritournelle revient au quatuor à cordes, amorce d’un final transverbéré a contrario par le fragile célesta, idéal piano-jouet d’un improbable eudémon. Superbe !

Difficile d’applaudir, difficile de reprendre conscience d’où l’on est, de se lever, d’échanger quelques mots avec les confrères, de rejoindre la ville… ce très grand concert est disponible sur le site de France Musique : ne vous en privez surtout pas !

BB