Chroniques

par bertrand bolognesi

Daniel Harding dirige l'Orchestre de Paris
Gustav Mahler | Symphonie en ut mineur n°2

Christiane Karg et Wiebke Lehmkuhl
Philharmonie, Paris
- 24 mai 2017
à la tête de l'Orchestre de Paris, Daniel Harding jour la Deuxième de Mahler
© julian hargreaves

Se poursuit aujourd’hui l’exploration des grandes pages mahlériennes par Daniel Harding à la tête de l’Orchestre de Paris, opus qu’il a vaillamment honorés avec d’autres phalanges, ces dernières années [lire nos chroniques du 25 mai 2011, du 6 décembre 2014 et du 25 mars 2017, entre autres]. Après la Quatrième et la Dixième que nous applaudissions ici-même [lire nos chroniques du 19 mai et du 21 septembre 2016], ainsi que la Cinquième dont, en novembre, diverses circonstances nous privèrent, il emmène ses musiciens dans le vaste univers de la Symphonie en ut mineur n°2, que nous tenons pour l’une des plus difficiles à diriger.

Loin de la relative unité de la Première ou du récit nietzschéen plus ou moins linéaire de la Troisième, cette œuvre accuse une disparité essentielle qui en rend l’exécution délicate. Il est bien tentant d’en appuyer contrastes et ruptures, de surligner certains caractères, mais elle ne se satisfait pas d’une approche si chaotique. Car, évidemment, par-delà le fait que sa conception s’étala de l’été 1888 (Totenfeier) à l’automne 1895, son apparent désordre est, au bout du compte, miraculeusement organisé. Aussi n’y suffit-il pas de convoquer quelque impressionnante fougue, si volcanique soit-elle, pour lui donner la parole.

Daniel Harding ne se fourvoie dans aucun des nombreux pièges de cette redoutable Deuxième. Passé le départ impératif et farouche, dans la rogue rogne des dix contrebasses, le chef soigne jalousement chaque entrée, sans pour autant perdre le propos dans une plasticité désincarnée. Au contraire, la tension est omniprésente, quoique toujours secrète. Encore parvient-il à la rendre presque imprévisible, cette tension, déjouant la grande fréquentation que pourtant l’on en a, en bousculant adroitement les habitus. Les instrumentistes de l’Orchestre de Paris affirment une forme resplendissante, notamment les bois avec de somptueux soli de basson, de cor anglais et d’hautbois. Au final du premier développement, notons également la saine autorité des cuivres. Plus tard, le contrepoint incisif des flûtes invite une lueur ouatée à ouvrir le nouveau thème, si tendre, contrarié soudain par le retour ferme des noires contrebasses. Tout en caractérisant le funèbre marcato qui s’ensuit, Harding laisse entendre toute la richesse de l’orchestration. À la désolation absolue du hautbois répond l’élévation mystique des deux harpes, dans l’immensité philharmoniste. Pastoral, le dessin du cor anglais et des clarinettes est quasiment palpable, quand les cors signalent le reflux d’un drame existentiel. Tonicité démentielle, terreur absolue, même, parfois jusqu’à la saturation dans cette acoustique malaisée, alternent avec un bonheur de flûte, jusqu’au long point d’arrêt. Après quoi, les vents déposent une sorte de fièvre confiante sur l’amble sage des contrebasses, sans retarder le cataclysme. À peine regrettera-t-on des rubati trop appuyés avant la reprise élégiaque, dans un climat plus tendre que jamais dont les harpes cisèlent la lumière. La suavité des glissandos de violons rehausse l’irrésistible mélancolie de l’alto, dans une constellation kierkegaardienne. À une quiète extinction succède la modulation d’épouvante que l’on sait : ce soir, elle fait vraiment peur.

Sur la partition, Gustav Mahler demande que soient observées cinq minutes de silence entre le premier et le deuxième mouvement. Après le dernier des trois ut brefs, la salle est plongée dans l’obscurité durant un peu plus de deux minutes. Lorsque revient la lumière, après ce qui aurait pu se faire méditation mais ne fut que brouhaha de toux, bavardages et autres crachotis, involontaires ou non (le public est tellement expressif…), les pupitres se réaccordent et le concert reprend. Douceur est le maître-mot de cette version discrète de l’Andante moderato, salutairement dépourvue de Schlagsahne. Cela ne nie point l’espressivo onctueux à souhait du violoncelle, la sournoise étrangeté des flûtes dans l’aura subtilement pianississimo des cordes, puis le dessin fort précis des cors et des trompettes. La souplesse de l’approche traverse l’instabilité du climat jusqu’à l’essoufflement des pizz’, en mandolines inquiètes. Nulles délices dans le raffinement du nocturne final, l’interprétation se maintient dans une anxiété rentrée.

Après la douceur, la grâce qui, passé le retour succinct du caractère farouche dans les premiers pas d’In ruhig fließender Bewegung, domine la fluidité des vents et des cordes au fil d’un Antonius von Padua Fischpredigt feutré. Lorsque survient l’exaltation, c’est pour mieux sombrer dans la catastrophe, jusqu’au sourd accord conclusif (harpe, contrebasson, contrebasses, cors et tams). Après l’élan cataclysmique, la tendresse indicible de Wiebke Lehmkuhl dans un Urlicht de ténèbres. Hormis un léger décalage rythmique des répons en tierce des trompettes, chaque trait est minutieusement donné, de la doublure de la voix par l’hautbois jusqu’à la couleur Mitteleuropa du premier violon solo (Roland Daugareil).

Le début du Scherzo est malheureusement brouillé, patatras de cathédrale sous le terne ciel des lieux. L’épisode Langsam gagne une pureté presque folle dans un miracle de trombone. La digne rondeur du choral laisse songeur. Les passages les plus musclés (Kräftig, indique parfois le compositeur) sont drus, pas de doute ! Sur les voix aériennes du Chœur de l’Orchestre de Paris, préparées par Lionel Sow, se détache le soprano chaleureux de Christiane Karg. Fort de son expérience dans les deux oratorii de Schumann [lire nos chroniques du 18 septembre et du 21 décembre 2016], Daniel Harding a placé les deux solistes en haut de touche gauche, devant les contrebasses, avec le chœur en surplomb : ainsi la perception faussée des qualités vocales, qu’on les appréhende du parterre ou du balcon, est-elle adroitement corrigée – bravo !

BB