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Chroniques
Иоланта | Iolanta
A kékszakállú herceg vára | Le château de Barbe-Bleue
Plein à craquer, le Gaumont Capucines, pour ce direct du Metropolitan Opera ! Depuis plusieurs saisons déjà, la maison newyorkaise a créé l’habitude de venir découvrir dans une salle de cinéma d’Europe ce qui se passe au même moment à quelques milliers de kilomètres plus à l’ouest. Ce soir, deux ouvrages lyriques investissent le bâtiment d’Harrison, deux pages qui demeurent relativement rares et que le metteur en scène polonais Mariusz Treliński place en arche dramatique saisissante : tandis que l’ultime héroïne de Tchaïkovski, l’aveugle Iolanta, avance vers la lumière grâce à l’amour et à l’aide d’un mage – qu’on pourrait bien confondre avec un psychanalyste –, la passion de Judit l’entraîne vers les ténèbres – voluptueuse perdition qui induit à même degré la responsabilité de la victime et du meurtrier. À la pureté jalousement préservée par un père noble répond après l’entracte l’aimant d’un érotisme décrié par la rumeur qui ne fait qu’en décupler l’attractive tension.
Avec la complicité du décorateur slovaque Boris Kudlička, Treliński convoque l’épaisse forêt des contes, substrats paradigmatiques d’un imaginaire trouble qui toujours conjuguent le blanc et le noir, quelle qu’en soit l’issue. Inquiétant, le bois est animé, soulève la racine des grands futs, mettant ainsi à jour l’enfoui. Pavillon de chasse d’une élégance austère, la chambre d’Iolanta tourne dans les branches, jardin interdit dont Vaudémont viole l’impénétrabilité. Dès la première phrase d’orchestre, l’innocence court à sa perte, gracieuse biche qui se croit protégée par la pénombre et dont le charmant bondissement s’achève sur le mur blanc, triste accumulation de trophées inutiles. Le travail vidéastique de Bartek Macias vient ponctuer d’une étrangeté bienvenue le désuet îlot dans lequel le roi René maintient hors du monde sa fille qui pressent le handicap tu. Sauvée par l’amour, écrivais-je plus haut ? Encore est-ce incomplet : sauver par la vérité, plus précisément. Est-ce à dire que dans le livret inspiré au frère de Tchaïkovski par le drame d’Henrik Hertz (Kong Renés Datter, 1845), amour et vérité sont une seule et même puissance ? Ibn Hakia le laisse entendre. Et c’est toujours à la vérité que sont confrontés comte et duc, égarés dans une contrée qui leur est inconnue, en tenue de fête sous leur doudoune de skieurs début-de-siècle (costumes Marek Adamski) : le second est en route pour honorer une promesse matrimoniale dont il espère se défaire quand le premier tombe sous le charme de la belle Iolanta qui sait que la vue ne montre pas la voix, ne montre pas la caresse du vent, ni le chant du rossignol ni l’élan du cœur.
À l’inverse, Judit brave la mise en garde de tous en suivant le sombre Kékszakállú qu’elle n’a encore appréhendé que du regard : peu à peu, yeux bandés elle découvrira les larmes de sang de son château, grande villa minérale de style Szecesszió, perdue dans la pluie. Au scopique succède le tactile où bientôt se mêle peur et désir, selon un érotisme omniprésent qui mènera au pire – à l’extase d’un trop-jouit en non-retour, peut-être. Plus l’amoureuse en sait, affirme encore et encore sa volonté d’en apprendre davantage, et plus le Barbe-Bleue de Bartók s’arme d’un dépouillement atrocement séduisant, prédateur pris au piège dont on sait dès lors qu’il n’a plus d’autre avenir que de tuer toujours. Oui, elle est belle, cette Judit, belle comme on l’est au cinéma, mais assurément, la beauté véritable est fatale : elle s’appelle Kékszakállú – chair, griffes, crocs ; le nœud-papillon n’en cache rien. Génialement, Treliński et Kudlička nous perdent dans son imprenable repaire qui ne cède rien d’une mystérieuse topologie, tour à tour ciselée et brouillée par les images judicieuses de Macias. Quelques éléments traversent les actes, comme cette porte blanche d’où viennent les soins dont on entoure la jeune fille et d’où surgira le géant redoutable, les blanches roses où suintera le sang du crime, enfin la forêt, bien sûr. Les chemins s’inversent, comme le processus des œuvres, car si la littérature s’est saisie de l’Histoire en faisant héroïne Yolande d'Anjou et de Lorraine (1428-1483), l’Histoire invitait le conte en surnommant Barbe-Bleue le sanglant Gilles de Rais (1404-1440).
La sensibilité à fleur de peau avec laquelle Valery Gergiev mène la fosse du Met’ n’a de comparable que l’indicible effroi sensuel qu’il insuffle à l’opéra de Bartók. Oubliant une Judit toute de graves mais à l’aigu lointain autant qu’instable, saluons un plateau vocal remarquable : Ibn Hakia souverain d’Elchin Azizov, robuste Robert d’Alexeï Markov, émouvant Ilya Bannik en René de Provence, plus nuancé encore qu’à Toulouse [lire notre chronique du 11 mai 2007], excellent Piotr Beczała en Vaudémont vaillant et souple. Deux voix crèvent l’écran : celle d’Anna Netrebko, Iolanta généreuse, colorée, qui vient vous chercher aussi profondément que vous soyez engoncé dans votre fauteuil – d’une Anaclase! nous couronnons son incarnation du rôle au disque [lire notre critique] – et celle, d’un cuivre noir à l’intrusif grain, de Mikhaïl Petrenko qui vous y laisse, frémissant. Vingt ans à peine séparent les œuvres, vingt ans durant lesquels Freud passera d’une étude encore médicale [1] à un essai assumant pleinement sa méthode : à Vienne en cette même année 1911, comme son ami Ferenczi [2] à Budapest il se penche sur la paranoïa [3], tandis qu’en la capitale hongroise Béla Bartók achève de mettre en musique le livret de Balázs, Le château de Barbe-Bleue – paranoïa, dit-on…
BB
[1] Sigmund Freud, Zur Auffassung der Aphasien, 1891
[2] Sándor Ferenczi, Az anális zóna izgalma, mint tébolyodottságot kiváltó ok, 1911
[3] Sigmund Freud, Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoia, 1911