Chroniques

par bertrand bolognesi

Christiane Karg, Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko
Samuel Barber, György Ligeti, Gustav Mahler et Arvo Pärt

br-klassik.de / Philharmonie, Berlin
- 1er mai 2020
Concert "confiné" de Kirill Petrenko et des Berliner Philharmonike, 1er mai 2020
© monika rittershaus

Chaque 1er mai, les Berliner Philharmoniker donnent leur Europakonzert, selon une tradition instaurée à la suite d’un concert pragois dirigé en 1991 par Claudio Abbado, désireux d’inscrire la culture dans l’Europe nouvelle. Pourquoi cette date ? Parce qu’elle est aussi l’anniversaire de la création de l’orchestre berlinois, en 1882. Après Madrid sous la baguette de Barenboim, Florence avec Zubin Mehta, Cracovie et Bernard Haitink, Mariss Jansons à Istanbul, Abbado à Palerme, Boulez à Lisbonne, Rattle à Budapest, Athènes et Moscou, ou encore Muti à Naples, c’est à Tel Aviv que devait avoir lieu cette fête musicale, sous la direction de Kirill Petrenko, le nouveau patron de la prestigieuse phalange, à l’occasion de la visite diplomatique du président fédéral allemand. Avec la progression du Covid-19 sur le globe, les frontières ont été fermées. Il fallut donc annuler le projet de jouer en Israël. En revanche, le concert a bien lieu, mais dans des conditions particulières.

Outre qu’il ne s’agit pas de bouger du célèbre auditorium de Scharoun, encore est-ce sans l’ouvrir au public qu’une vingtaine de musiciens de l’orchestre – et pas un de plus, étant données les prescriptions sanitaires – se produit aujourd’hui, à onze heures du matin. Il fallut également modifier le programme. Si la Quatrième de Mahler est bien au rendez-vous, c’est dans la transcription chambriste d’Erwin Stein. Quant aux autres opus prévus – Kol Nidrei de Bruch et Rückert-Lieder (la participation du mezzo-soprano Elisabeth Kulman n’a pas été maintenue) –, parce qu’il n’en existe pas deréduction, les voilà remplacés par trois pages de moindre effectif.

Après un bref discours du président Frank-Walter Steinmeier, les musiciens, tous préalablement testés afin de bien s’assurer qu’aucun n’était porteur du virus, prennent place sur le plateau de la Philharmonie où s’exprimer pour l’auditeur qui regarde le concert en direct, de chez lui. Deux heures à peine après qu’en notre Place des Pyramides Marine Le Pen eut déposé ses fleurs démocratiquement empoisonnées au pied de la statue désormais fétichisée de Jeanne d'Arc, et une demi-heure avant qu’Emmanuel Macron, l’histrionique garnement de l’Élysée, moque scandaleusement la Journée internationale des travailleurs, Kirill Petrenko [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Götterdämmerung à Bayreuth et à Munich, Die Soldaten, Gesangsszene aus Sodom und Gomorra, Ariadne auf Naxos, Die Meistersinger von Nürnberg, Tannhäuser, Lady Macbeth de Mzensk, Il trittico et Parsifal] gagne le podium afin de dédier ce concert à la mémoire des victimes de la maladie (près de deux cent quarante mille morts à ce jour) et de l’offrir à tous.

En parfaite cohérence, les œuvres choisies confèrent à la première partie des allures de requiem. Avec un percussionniste placé dans un des vignobles de la salle un groupe de quinze cordes dialogue, dans Fratres d’Arvo Pärt. Cette page de 1977 possède la particularité d’avoir été écrite sans que l’instrumentarium en fût précisé. Nous entendons la version de 1991, pour cordes, claves et grosse caisse. Il est assez glaçant de voir les musiciens égaillés sur la scène et le chef saluer une salle vide, dans un lourd silence. D’abord diaphane, la mélopée assez rudimentaire – entre antienne orthodoxe, litanie grégorienne et kaddish –, posée sur un bourdon omniprésent, est peu à peu traversée d’une relative emphase, au fil de ses neufs expositions, ponctuées par les inserts percussifs ritualisés. Elle est bientôt faite déploration âpre, avant de s’éloigner en un ultime decrescendo d’extinction. Dans Ramifications (1968), György Ligeti réunit les cordes (douze) auxquelles il ménage une écriture en micro-intervalles. Petrenko souligne aujourd’hui la potentielle clarté de l’œuvre, loin des grisailles qui souvent en constituèrent l’habitus interprétatif. Une évidente gravité caractérise sa lecture. Orchestré en 1938 à partir du mouvement lent de son Quatuor à cordes composé deux ans auparavant, le célèbre Adagio de Samuel Barber est désormais nimbé d’une brume funèbre : jouée par nos voisins londoniens en hommage aux journalistes de Charlie Hebdo, en janvier 2015, mais encore à la mémoire des victimes du Nine eleven, cette page était déjà fortement connotée depuis son utilisation à de nombreuses obsèques (le roi Baudouin, Grace Kelly, les présidents Roosevelt et Kennedy, etc.). D’abord recueillie, la présente exécution, assez alerte toutefois, s’avère rapidement habitée par une saisissante amertume.

L’émotion est grande. Il est probable qu’un moment historique, comme celui que nous vivons, excite une sorte d’hyper-sensibilité chez l’auditeur. Des récits anciens nous le confirment. Plusieurs générations avant la nôtre, ceux qui assistèrent à des concerts en pleine guerre n’en sortaient jamais indemnes. Si c’est effectivement le cas, il semble légitime de penser que les artistes, ô combien sensibles aux circonstances dans lesquelles ils jouent, donnent eux-mêmes à l’interprétation cette urgence expressive typique de la tragédie collective. Aussi, donner la Symphonie en sol majeur n°4 de Mahler pour conclure ce moment revient-il, selon nous, à l’ouvrir sur meilleur avenir.

Selon sa grande pratique de la transcription, acquise au service des concerts du Verein für Privatmusikaufführungen de Vienne dont il était le principal contributeur pour cet exercice-là, le compositeur Erwin Stein, auquel nous devons de nombreux arrangements d’opus de Berg, Bruckner, Casella, Janáček, Schönberg et Zemlinsky, s’est attelé à faire entrer cinq des symphonies mahlériennes dans des formats de poche (n°1, n°2, n°3, n°4 et n°8), à l’instar de son maître Schönberg avec Das Lied von der Erde. En 1921, Stein signe sa version de la Quatrième pour flûte, clarinette, hautbois, piano, harmonium, percussions et quintette à cordes. Nous y retrouvons donc Emmanuel Pahud, Wenzel Fuchs, Albrecht Mayer, entre autres, les violonistes Daishin Kashimoto et Christophe Horák, l’altiste Amihai Grosz, ainsi que Ludwig Quandt, Olaf Maninger (violoncelles) et Matthew McDonald (contrebasse).

Tant au service de l’original que de l’adaptation, Kirill Petrenko atteint dès le premier mouvement un idéal d’équilibre et de fraîcheur. L’élégante densité de son approche se fait volontiers chatoiement. In gemächlicher Bewegung bénéficie d’une surprenante onctuosité, avant de mener adroitement son impertinente danse. En toute simplicité est amorcé Ruhevoll, adagio intense où subtilement chaque timbre parle. Le soprano Christiane Karg [lire nos chroniques de Palestrina, Die Feen, Der Rosenkavalier, Hippolyte et Aricie, Lobgesang, Das Paradies und die Peri et de l’Auferstehungssinfonie] vient se placer à bonne distance physique de ses partenaires. Elle offre la voix idéale au Lied, unissant les qualités d’une bonne diseuse à un soprano pur, au legato velouté.

Tandis qu’au marché de Montreuil, l’après-midi même, notre police verbalise une Brigade de Solidarité Populaire qui ose livrer quelque nourriture à ceux qui en sont dépourvus, ce concert (disponible sur br-klassik) invite à continuer, par-delà l’instabilité, l’angoisse ou la déprime qu’engendre l’épidémie. Il nous conjure de toujours affirmer notre désir, car c’est lui qui fait ce que nous sommes et nous rend forts. Avec son tempo alerte et son climat frétillant, cette Quatrième est porteuse d’espoir.

BB