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Chroniques
A quiet place | Un coin tranquille
opéra de Leonard Bernstein
Vingt fois remis sur le métier depuis son ébauche à l’orée des années quatre-vingt avec le librettiste Stephen Wadsworth, l’ultime ouvrage lyrique de Leonard Bernstein fut conçu comme la suite acidulée de la farce triste de 1952, Trouble in Tahiti [lire notre chronique du 26 mars 2010 et notre critique du CD]. Son argument accompagne, trente ans plus tard, le petit-bourgeois Sam, possible avatar du compositeur, à travers le deuil de son épouse et la ruine sentimentale. Créé sans aucun succès critique à Houston en 1983, A quiet place a gardé le parfum de sa décennie d’origine dans l’amplification optimale de l’intime et, en violent contre-coup, le désarroi à la perte d’un proche. Voici que pour son entrée au répertoire de l’Opéra national de Paris, sous l’influence nord-américaine de son nouveau directeur venu de Toronto, un curieux testament, plus proche du vaudeville tragique que de l’opéra conventionnel, retrouve sa forme pour grand orchestre en intégrant l’adaptation effectuée en 2013 par Garth Edwin Sunderland et le chef Kent Nagano.
Afin de traduire toutes les sautes d’humeur vécues par la famille aussi dysfonctionnelle qu’éclatée, réunie par une veillée funéraire autour de la mère suicidée, la musique de Bernstein paraît toujours riche et variée, pleine de hardiesse. Au fur et à mesure est dépeinte, avec une opulence de fosse tendant vers l’inégalable version de 1986 enregistrée par Lenny à Vienne, l’atmosphère générale brumeuse. En effet, la pochade originelle commençait à jeter l’opprobre au couple vieilli de Trouble in Tahiti en agitant une guirlande vocale de personnages secondaires : assistée d’un chœur à l’Antique, la galerie des proches, du frère de la défunte jusqu’à son psychanalyste, recueillis autour du cercueil juste avant l’arrivée des intimes en émettant des commentaires tragicomiques. Tout ceci s’avère lyriquement dépassé dès lors que s’expriment les protagonistes, dans un drame privé, sublimés dans leurs aspirations par l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, chaleureux éclaireur des assauts émotionnels sous la sobre baguette du maestro Nagano [lire notre entretien de 2010].
Au mitan de ce Quiet Place, l’action est de retour au petit logis étasunien modèle, désormais envahi par l’absence incompréhensible et le deuil raté. Parmi les cartons de souvenirs, cette déconcertante entreprise opératique invite à plonger la main dans le bocal à biscuits de Noël laissé par la morte, à fureter dans ses carnets et à chanter la mélancolie. Sitôt le prologue déroulé, en vidéo, l’espace scénique, dans la profondeur étrangement attirante du salon funéraire, impressionne beaucoup, peuplé d’invités élégants assis en miroir du public. Décor et costumes ont un charme hollywoodien d’autrefois, revu par Małgorzata Szczęśniak. Endimanchés et grimés, les chanteurs évoluent en bons comédiens, suivant les conceptions de Krzysztof Warlikowski, homme de théâtre rigoureux, énergique et parfois adepte de la provocation [lire nos chroniques d’Iphigénie en Tauride, L’affaire Makropoulos, Parsifal, Le roi Roger, Médée, Eugène Onéguine, Lulu, Alceste, Die Gezeichneten, De la maison des morts, The Bassarids, Lady Macbeth de Mzensk et Elektra].
Les traits vocaux de Niall Anderson, Marianne Croux, Kiup Lee et Ramya Roy, les pleureuses joyeuses, sont incisifs et naturels, à la suite du Chœur maison qui manifeste une belle union dès l’entame du Prologue, flexible tel un ensemble à géométrie variable. Épouse du médecin traitant, le contralto Emanuela Pascu rivalise de force dramatique avec le ténor Colin Judson, directeur funéraire, puis, après quelques accents de riches percussions, de clavecin et d’orgue, avec le mezzo Helene Schneiderman en Susie. Avant qu’en cette folle conversation chantée à bâtons rompus ne plane les rêves de l’absente, ou que ne redouble le caquetage féminin, s’est introduit le clair soprano de Claudia Boyle en Dede, à son avantage dans l’ariette d’entrée puis davantage à son aise dans le rôle.
Plaisant, le chant du baryton-basse Jean-Luc Ballestra (Médecin) est, hélas, emporté dans la grande confusion du plateau vocal, entraînant aussi l’analyste et le frère Bill, respectivement le ténor Loïc Félix [lire nos chronique de La favorite, Tosca, Die tote Stadt et Die Zauberflöte] et le baryton Régis Mengus [lire nos chroniques de La bohème, Faust, Carmen et La reine de Saba] dans des parties trop étriqués pour leur talent, jusqu’à l’explosion hystérique et savoureuse de la piquante Mrs. Doc qu’incarne avec brio Emanuela Pascu [lire notre chronique d’Hamlet]. Ce tumulte est produit sur les pas du personnage de François, l’ex de Dede, aujourd’hui l’amant de Junior, le fils parti déserter au Québec... Le triangle amoureux est crédible avec l’apparition du jeune homme, grâce à l’interprétation du ténor Frédéric Antoun [lire nos chroniques d’Hippolyte et Aricie, Dialogues des carmélites, Così fan tutte et Otello]. Le chaos s’enchaîne avec l’irruption de Junior, personnage en décalage avec tout le monde, lourd de sa schizophrénie et de son homosexualité, bien tenu par le baryton Gordon Bintner [lire nos chroniques des Troyens, de Capriccio, De la maison des morts, Der ferne Klang et Œdipe]. Entre-temps, lors des lectures a cappella, Jean-Luc Ballestra, régulier et noble, a brillé dans un bref instant liturgique [lire nos chroniques de La bohème, La vida breve, Messa di Gloria, Turandot, L'amour des trois oranges, Un ballo in maschera, Yvonne, Il prigioniero, Carmen et Werther, ainsi que notre entretien avec l’artiste]. Enfin, le veuf Sam et son aria de colère sont offerts avec gourmandise par la basse Russell Braun, soutenue par un orchestre pimenté.
L’élan symphonique et les couleurs abondent pour le trio nostalgique auquel ils apportent même quelque sagesse, tout comme le somptueux alliage instrumental précède le premier délire de Junior. Autant le mélomane est emporté par le postlude de l’Acte I, autant le II peine à creuser le terrain familial, en portant un propos souvent sordide au sein de la maisonnette aux lumières crues. Le thème musical du jardin en est la principale lueur, et le postlude funèbre retentit pour annoncer la conclusion dramatique dans un espace dénué d’images, sauf les bribes de vidéo. En revanche, il y a incarnation de la malheureuse Dinah. La femme disparue, confinée en cercueil, est jouée par l’actrice Johanna Wokalek ; son esprit manque au spectacle, pourtant. Finalement, le prélude musclé du troisième acte – peut-être le meilleur, avec ses deux airs réhabilités – est empreint de magie. Morning de Dede y tient toutes ses promesses. Bernstein collectionne les citations et trouve enfin l’expression pathétique originale pour refermer cette ménagerie de verre, parvenant à cultiver encore l’espoir de symbiose entre les membres de notre grande famille humaine.
FC