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Chroniques
Dialogues des carmélites
opéra de Francis Poulenc
Un choc, c'est bien un choc que l’on peut vivre à l’Opéra de Nice qui donne une soirée qualifiable d'anthologique. Grâce en soit rendue aux nouveaux maîtres des lieux, Jacques Hédouin et Alain Lanceron qui, avec une équipe de rêve et cette œuvre magistrale que sont les Dialogues des carmélites, donnent un nouvel essor à une maison qui s'était comme assoupie. En réunissant un chef tel que Michel Plasson, un metteur en scène de la trempe de Robert Carsen et un plateau de chanteurs frôlant l'idéal, la réussite ne peut qu’être au rendez-vous.
L’on joue ici une production du Nederlandse Operadatant de 1997 (donnée un peu partout, de Milan à Chicago en passant par Anvers, Madrid), signée Carsen. Venu superviser cette reprise, le Canadien offre un de ses travaux les plus aboutis, fourmillant d'idées et truffé de moments forts. Dans un cadre scénique clos par de hauts murs gris et étouffants réalisés par Michael Levine s'opposent deux mondes : celui du dehors, avec sa foule au mieux indifférente, au pire menaçante ; celui du dedans, avec ses religieuses comme sorties d'austères tableaux de Philippe de Champaigne. Plusieurs scènes viennent frapper la rétine autant que l'esprit. Celle du parloir, où Blanche et son frère se retrouvent séparés par une haie de sœurs voilées formant une grille, vient magistralement symboliser leurs différences d'opinions et mettre l'accent sur le lien indéfectible qui les unit. Cette autre où les religieuses, baignées d’un halo de lumière (Jean Kalman) qui annonce le martyre et la rédemption, se blottissent contre la seconde prieure, tandis que le peuple se fait de plus en plus hostile. Celle, finale, où, dans une chorégraphie signée Philippe Giraudeau, elles entonnent le Veni creator sur une troublante danse de mort, avant que de former, bras en croix, des gisants. Seule Blanche, qui partage in extremis leur sort, reste debout, transfigurée sous un nouveau rai de lumière. Le dernier cinglement de la guillotine fige les sangs, noue les gorges.
L’autre motif d’enthousiasme est la distribution vocale. À commencer par la jeune Karen Vour'ch qui, dans le rôle de Blanche de la Force, convainc par un chant d'une parfaite musicalité et un jeu habité. D'une présence faite autant de délicatesse que de ténacité, le soprano français délivre une émotion et une force intérieure rares. Seuls quelques aigus un peu tirés portent ombrage à une prestation admirable. En Constance, Hélène Guilmette [lire notre chronique du 9 juillet 2010] possède les qualités de sa consœur, avec néanmoins une fraîcheur de timbre et des couleurs bien à elle. Mme de Croissy est tenu par la splendide Sylvie Brunet qui renouvelle l'émerveillement suscité à St-Etienne [lire notre chronique du 6 février 2005] comme à Toulouse [lire notre chronique du 27 novembre 2009]. Son engagement scénique, en grande tragédienne qu'elle est, impressionne, surtout lors de l’agonie – un des moments les plus poignants de la soirée. La générosité du timbre, l'ampleur de la voix et un français parfaitement articulé concourent à rendre son chant souverain.
En seconde prieure, June Anderson (pour qui c'est une prise de rôle) impressionne tout autant. Le soprano américain, star absolue du bel canto, interprète avec naturel, douceur et autorité un rôle où nous ne l'attendions pas. Seul le jeu est parfois empreint de tics. C'est un véritable luxe que de s'offrir Sophie Koch pour Mère Marie. Bien loin des mezzos en fin de carrière auxquels on donne souvent le rôle, c'est avec toute l'impétuosité de sa jeunesse et de ses moyens de futur Falcon qu'elle l’endosse. Rendant parfaitement la fierté et la rigidité du personnage, elle trouve un de ses meilleurs emplois. Enfin, Julia Brian et Bérangère Mauduit s'acquittent fort honorablement de leurs courtes interventions.
Côté masculin, la distribution n'atteint pas les mêmes sommets. En effet, la seule fausse note de cette production restera d'avoir confié la partie de l'Aumônier à Paul Agnew, ici complètement hors de propos. En plus de n'avoir pas le style requis, la voix paraît comme élimée. Seul son jeu d'acteur continue à en imposer. En revanche, le jeune Canadien Frédéric Antoun (Chevalier de la Force) dispose d'un très beau matériau qui allie la beauté du timbre à l'élégance du style. En Marquis de la Force (et en geôlier), Jean-Philippe Lafont fait grand effet, plus par son jeu que par son chant. Si le premier est incarné avec toute la morgue qui sied à ce grand aristocrate, le chanteur sait aussi magistralement camper l'homme rude. La voix garde de beaux atouts, mais un vibrato encombrant et des aigus parfois poussifs entachent quelque peu la performance.
La direction de Plasson n’est pas le moindre des bonheurs du spectacle. En spécialiste d’un ouvrage qu'il interpréta un peu partout, il joue la carte d'une certaine tradition française faite de souplesse et de limpidité, voire de sensualité, ce qui ne l’empêche pas, quand la partition l'exige, d'insuffler une vraie tension dramatique ainsi qu'une inexorable théâtralité, tout en ne couvrant jamais les voix. S'il prend parfois quelques libertés avec lestempi, c'est pour mieux susciter l'émotion et souligner à quel point cette musique est, avant tout, pétrie de spiritualité.
EA