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Chroniques
Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski
Dans un décor évoquant le Texas des années soixante, Krzysztof Warlikowski signait en 2007, pour ses débuts à la Bayerische Staatsoper, une des lectures les plus intelligentes du premier opéra pouchkinien de Tchaïkovski (il y en aura trois), en proposant un Eugène Onéguine en ombre du compositeur qui, plus que jamais complexé par son homosexualité, se mariait quelques mois seulement avant l’écriture de l’œuvre (1877).
Campé par Artur Ruciński, le héros est un homme à la vie double, amoureux de Tatiana le jour, amant de Lenski la nuit. Cette proposition explique l’exacerbation des sentiments qui le conduit à tuer son ami après une rixe bénigne dont, en montrant la prise de pilules et d’alcool, la mise en scène accentue le caractère irraisonnable. Transposée de la Russie tsariste à cette Amérique rétrograde des cow-boys de Brokeback Mountain [roman d’Annie Proulx, 1997 ; film d’Ang Lee, 2005 ; opéra de Charles Wuorinen, tout prochainement créé à Madrid] où les femmes chantent dans les bars et font la cuisine quand les hommes s’affirment par les armes et les conquêtes, la pièce gagne en force ce qu’elle perd en justesse quant à l’amour pour le sexe opposé.
Car si le traitement de Tatiana est d’une grande finesse, chanteuse de bar oubliant le comportement souvent frivole qui lui est appliqué, celui d’Olga acquiert moins d’intérêt en devenant un simple expédient pour Lenski. De nombreux détails – comme le pingouin en peluche offert à Tatiana pour son anniversaire (animal dont les penchants gays sont avérés), ou le patinage artistique sur la télévision avant l’Ouverture – montrent avec quelle finesse Warlikowski a travaillé sur l’œuvre et les idées qu’il veut faire passer, la plus géniale étant certainement de montrer deux aspects caricaturaux de l’homosexualité, systématiquement hués par une partie du public bavarois pourtant fort cultivé. Ainsi la mazurka de la fin de l’Acte II est-elle prétexte à un strip-tease de cow-boys dont les gestes sont ceux de la scène principale de The Full Monty [film de Peter Cattaneo, 1997], tandis que la polonaise du III se fait bal de travestis, apparition cauchemardesque d’Onéguine dont le but est d’attiser la nervosité du public conservateur comme l’était la citation de Neil Sedeka dans Médée [lire nos chroniques du 16 décembre 2012 et du 11 septembre 2011], faisant du spectateur l’acteur principal qui appuie le propos du metteur en scène sur l’homophobie toujours active dans notre société. La fin affine la proposition en faisant apparaître un mari de Tatiana lui aussi ambigu quant à ses penchants sexuels – Grémine très applaudi de Rafał Siwek.
Kristine Opolais est impressionnante d’implication et de justesse dans la peau de Tatiana, laissant oublier de légères faiblesses à l’aigu et un niveau sonore assez limité. Le reste de la distribution féminine montre la tenue actuelle solide du chant russe : l’Olga d’Ekaterina Sergeeva répond superbement à la Larina d’Heike Grötzinger, chanteuse de la troupe bavaroise. Le plaisir est toujours grand à entendre Larissa Diadkova (Filippievna), encore très à l’aise dans ce rôle, même si l’aigu manque parfois de projection. L’Onéguine d'Artur Ruciński pourrait déplaire par le timbre nasal ou un petit manque de profondeur de la voix, mais le jeu est bon et la partition bien travaillée, bien qu’il s’efface quelque peu devant le Lenski magnifique d’Edgaras Montvidas dont l’imperfection du premier air n’occulte pas la montée en puissance jusqu’au duel. Seul le Triquet de Kevin Conners laisse perplexe, surtout pour l’auditoire français qui ne comprend pas un mot d’un protagoniste cependant tuteur (et professeur) de la langue.
Alors qu’il a déjà dirigé cet opéra à Lyon [lire notre chronique du 27 janvier 2007], Kirill Petrenko est encore plus impressionnant dans sa nouvelle fosse où, après une superbe Tosca en début d’année et une Frau ohne Schatten d’anthologie [lire notre chronique du 7 décembre 2013], il signe une interprétation d’une intelligence qu’il est peut-être le seul chef à proposer aujourd’hui. Aucun lyrisme ne ressort de cette lecture, ni de vision enflammée [comme de celle de Vassili Petrenko à Paris : lire notre chronique du 17 septembre 2010], mais un poids dans chaque note, une puissance de chaque phrase qui rappellent que l’ouvrage mêle l’invention mélodique d’un Mozart aux techniques éprouvées d’un Verdi quant au soutien de l’action, tout en gardant sa personnalité propre, marque du génie de Tchaïkovski. Gageons qu’il faille désormais être à Munich tous les mois afin d’y écouter ce grand chef qui dirigera la nouvelle production de La clemenza di Tito en février et la reprise du Boris Godounov de Calixto Bieito en mars [lire notre chronique du 30 juillet 2013].
VG