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Dossier
Jean-Luc Ballestra, baryton
portrait d’un jeune chanteur
La première fois que nous avons eu le plaisir de l’entendre, c’était dans La Bohème à Nancy. Puis il y eut leGloria de Puccini à Rouen, La vida breve et Turandot [dernière photo de cette page, dans le rôle du ministre Ping] à Nice, sa ville natale. À vingt-huit ans, après avoir été très tôt élève au Conservatoire de Nice puis au CNIPAL de Marseille, et Lauréat des Révélations Lyriques de l’ADAMI, le baryton Jean-Luc Ballestra entre, avec toujours plus de talent et d’aplomb, dans une carrière plus que prometteuse qui l’amène à chanter Roméo et Juliette, Ariadne auf Naxos, Macbeth et La Traviata, Dialogues des Carmélites, Lucrezia Borgia, Tristan und Isolde, Werther, L'Amour des Trois Oranges, etc. Rencontre avec une jeune voix.
Quand avez-vous commencé à chanter ?
Vers treize ou quatorze ans, alors que j’étais encore en classe de trompette, l’instrument par lequel j’ai abordé la musique. J’étais alors un admirateur de Maurice André et de la trompette en général, que j’aime toujours beaucoup à l’heure actuelle. Mais mes lèvres sont épaisses, ce qui constitue un obstacle majeur pour une pratique heureuse de cet instrument. Il me fallut donc abandonner. En revanche, cette étude m’aura sans conteste préparé physiquement : bien que la trompette exerce un souffle nettement plus en pression que le chant – surtout lorsqu’on est un mauvais trompettiste (rires) –, son apprentissage avait musclé mon diaphragme. Étant au départ sportif, je n’ai de fait jamais connu de souci avec la respiration. Au contraire j’ai dû cultiver la détente du corps. Quand on a acquis une spécificité musculaire du fait de l’apprentissage d’un instrument, ce n’est pas forcément évident d’en changer du jour au lendemain. Par exemple, la musculature de ma langue est extrêmement puissante, ce qui m’a énormément desservi lorsque j’ai commencé à chanter. Mais peu à peu, le travail s’est fait.
Dans quel cadre avez-vous posé vos premiers pas de chanteur ?
J’ai commencé en milieu amateur. Ma famille comptait plusieurs artistes de chœur qui, pour ne pas « décrocher » complètement de la musique à l’arrivée de la retraite, se sont réunis pour le plaisir de chanter ensemble ; ils ont créé des troupes de chanteurs amateurs sur Nice. Avec eux, j’ai fait quelques opérettes et, dès que j’ai pu, j’ai tâté un peu l’opéra. Vers seize ans, je suis entré au Conservatoire de Nice. À cet âge là, j’ai même donné un premier récital à l’Opéra – un souvenir plutôt pénible, d’ailleurs (rires) ! Je suis sans doute ce qu’on appelle un chanteur instinctif : très tôt, ce qui m’attirait techniquement correspondait à ce qu’il fallait à ma voix, à ce que j’étais. Je me concentrais principalement sur la voix elle-même, ne m’inquiétant pas du tout des questions de musicalité, d’esthétique en général. Ainsi, j’ai avancé plutôt vite, tout en connaissant les inévitables aléas de l’enseignement du chant. Comme l’on sait, ce n’est pas toujours chose facile, en France, surtout pour une nature indépendante comme la mienne. Rapidement, j’ai pris la décision de m’occuper tout seul de mon cas. De bons conseils glanés auprès de plusieurs chanteurs m’ont beaucoup aidé. Puis le Chœur de l’Opéra de Monte Carlo m’a engagé professionnellement.
Aviez-vous des modèles parmi les chanteurs du passé ?
Je ne pourrais pas tous les citer ! J’ai eu une grande passion pour les chanteurs des années cinquante et soixante. Et je reste un grand fan d’Ernest Blanc. Sa voix a toujours une place dans un coin de ma tête ; ce n’est pas forcément conscient, d’ailleurs. Mon admiration pour les grands barytons italiens – Piero Cappuccilli, Ettore Bastianini, etc. – me nourrit, je pense. Je constate que ce sont toujours des voix dont le grain n’est jamais éthéré. Plus proches de nous, Alain Fondary me semble l’un des derniers grands barytons accomplis. J’ai eu la chance de le côtoyer un peu, il m’a donné des conseils. De même Gabriel Bacquier est-il un artiste exceptionnel. Il m’a appris ce qu’était une interprétation. Parmi les jeunes, j’ai un immense respect pour Ludovic Tézier. Tant humainement qu’artistiquement, c’est quelqu’un de formidable. Enfin, il y a Roberto Alagna, pour tout ce qu’il est capable de faire sur une scène, le don de lui, ses étonnantes et généreuses prises de risque émotionnel.
Comment le choriste que vous commenciez d’être est-il devenu soliste ?
On dit parfois que la pratique de chœur n’est pas forcément le meilleur moyen de développer son chant. En tout cas, à une époque où je ne bénéficiais d’aucun enseignement suivi, elle m’a permis de rencontrer des gens fort intéressants, comme Gabriel Bacquier ou Alain Fondary, qui m’ont donné non seulement leurs avis et conseils, mais aussi beaucoup de réconfort, de courage, jusqu’à ce que je m’autorise à cesser l’activité de choriste pour tâcher de me lancer en tant que soliste. Mon épouse m’a énormément soutenu : elle a été mon premier coach. Ce n’était pas facile : je tentais les concours et connus échec sur échec. À vrai dire, je ne correspondais absolument pas à ce que l’on attendait d’un jeune chanteur. Le côté éminemment sonore de ma voix associé à la jeunesse – ce qui empêchait une véritable homogénéité à ce moment-là, il faut bien l’avouer – me pénalisait. Le syndrome français est de laisser l’esthétique dominer la vocalité, d’autant plus lorsqu’elle s’exprime à l’état brut. Cette épreuve s’est avérée une bonne leçon, car j’ai cherché à comprendre où le bât blessait dans ce que je présentais.
Ma chance fut alors d’être sélectionné comme pensionnaire pour l’année 2000 par le CNIPAL (Centre National d’Insertion Professionnelle d’Artistes Lyriques, situé à Marseille). Me faisant réaliser qu’il ne s’agissait pas seulement d’être une voix mais de devenir un chanteur, cette expérience a été des plus instructives. Et dans mon cas, on peut dire que le CNIPAL fut une révélation artistique. Sans professeur de chant sur le dos, je m’y trouvais entièrement responsable de mon travail vocal que la formation proposée confrontait à des chefs de chant, des metteurs en scène (Bernard Broca, Daniel Mesguisch, entre autres), des chefs d’orchestre, et à l’appréciation de grands noms du chant, par le biais de master classes régulières (Yvonne Minton, Mady Mesplée, etc.), tout en préparant le corps, ce qui était pour moi une découverte. Bien que sportif, je n’avais pas compris que le corps était bel et bien mon instrument. L’idée de conduire une ligne musicale est arrivée à ce moment-là. Avec le recul, je peux vraiment dire merci aux gens du CNIPAL qui sont loin d’être tendres avec les chanteurs, précisément par leur exigence, la rigueur et la discipline qu’ils savent imposer.
Quelles ont été les rencontres déterminantes ?
Au CNIPAL, j’ai rencontré des directeurs de théâtres et, principalement, celui de l’Opéra de Nice qui a vraiment boosté mes débuts. Surtout j’ai fait la connaissance de mon agent, Claire Feazey, d’IMG Artists. Je pus alors me sentir prêt pour les auditions qu’elle me fit passer et qui provoquèrent mes engagements aux opéras de Paris (Bastille) où j’ai chanté dernièrement (Commissaire et Officier dans Dialogues des Carmélites de Poulenc), de Montpellier avec lequel des projets se concrétisent (Morales dans Carmen de Bizet), etc. Le rapport professionnel que j’ai avec Claire Feazey me paraît idéal. Dans mon travail, je suis un solitaire. Je déteste le cocooning qui traverse en partie l’esprit français du travail, volontiers paternaliste. J’aime les relations professionnelles claires, ne mettant pas en jeu mon indépendance que j’entends précieusement préserver. D’ailleurs, j’ai toujours fui en courant les quelques professeurs-gourous que j’ai approchés, tout en n’en respectant pas moins les chanteurs qui travaillent de cette manière et avec ce soutien. Ce n’est pas pour moi. Je fais mes expériences seul, en bien comme en mal, partant que je suis bien encadré musicalement, par plusieurs chefs de chant dont Michel Capolongo, Sébastien Driant, le plus régulier étant le gallois Errol Girdlestone qui est aussi chef d’orchestre. Il me semble salutaire de « tourner » avec plusieurs oreilles pour maintenir une virginité de l’écoute : l’habitude que peut prendre un chef, malgré toute sa bonne volonté, des qualités et défauts d’un chanteur, l’affection qui entre parfois en jeu, sont confortables mais ne font pas forcément progresser.
Et parmi les enseignants eux-mêmes ou les chanteurs que vous avez connus ?
Un ami croisé dans les Chœurs de Monte Carlo a été déterminant. Quelqu’un qui aurait pu devenir la basse du siècle : une voix exceptionnelle et un chant hors normes. Il m’a montré, expliqué et même révélé beaucoup de choses qui, à l‘heure actuelle, sont peut-être un peu perdues. Cela m’a fait faire de véritables bonds dans mon évolution. À cette époque, rien n’était encore évident pour moi : étais-je plutôt basse, plutôt baryton ? Ma voix était noire, ce qui invitait à la dire baryton-basse. En fait, j’ai pris conscience que j’étais un baryton qui devait gagner son aigu. J’ai donc travaillé dans ce sens-là, m’affirmant de jour en jour de plus en plus baryton, sans pouvoir aujourd’hui mettre la moindre étiquette quant à quel type de baryton, ce qui, de toute façon, serait prématuré à vingt-huit ans. Ma voix va connaître encore une bonne quinzaine d’années de maturation. Ce n’est qu’après cela que le baryton que je suis se sentira peut-être plus baryton dramatique, baryton-basse, etc. Ce ne sont d’ailleurs pas tant des questions de tessiture, au fond, que d’emploi, de crédibilité de la couleur pour tels rôles. Un des meilleurs conseils que l’on m’ait donnés venait d’Alain Fondary : « Quel que soit le répertoire abordé, chantez lyrique, tranquillement ». Cela peut paraître simple, mais qu’est-ce que ça veut dire, au juste, « chanter lyrique » ? C’est une idée : ne jamais essayer d’alourdir ou de contraindre la voix.
Quel répertoire aimeriez-vous approfondir dans l’avenir ?
En général, le beau chant, simplement. J’espère défendre la qualité de la voix. Je trouve qu’aujourd’hui, on perd souvent la dimension vocale au profit du style. La beauté d’une vibration, c’est quelque chose d’important, non ? Sans oublier l’esthète, c’est la vibration qui communique au public la première émotion qu’il reçoit en mettant les pieds à l’opéra. À la maison, en répétition, le travail intellectuel doit exister, toujours en amont, mais sur scène, la voix demeure le plus important. Je n’ai pas forcément envie de devenir un grand chanteur un jour, mais certainement l’ambition d’être un chanteur complet, tant vocalement que scéniquement et musicalement. Ma voix est sonore, ce que j’ai du mal à considérer comme un désavantage. Je me suis trouvé dans des situations professionnelles où j’ai oublié de respecter ma voix : elle m’a vite rappelé à l’ordre !