Chroniques

par françois cavaillès

Charles Gounod | La reine de Saba (opéra en version de concert)
Karine Deshayes, Jean-Pierre Furlan, Marie-Ange Todorovitch, Nicolas Courjal, etc.

Victorien Vanoosten dirige le Chœur et l’Orchestre de l’Opéra de Marseille
Opéra de Marseille
- 25 octobre 2019
à Marseille, version de concert de "La reine de Saba" de Charles Gounod
© christian dresse

Avec rondeur, les cuivres invitent au prélude, résolument bombardé à grands traits lyriques par l’Orchestre de l’Opéra de Marseille en grand effectif, de La reine de Saba. L’opéra peut-être le moins bien connu de Charles Gounod date de 1862, tout comme Salammbô, le roman de Gustave Flaubert, son possible pendant littéraire, nonobstant le livret qui paraît confus et prosaïque, signé des spécialistes Jules Barbier et Michel Carré, plutôt inspiré par Voyage en Orient, le recueil de Gérard de Nerval.

Les défauts du texte n’apparaissent pas à l’écoute de l’aube symphonique des cinq actes, donnés ce soir en version de concert. La marche est ouverte brièvement mais sûrement, d’une force de frappe efficace aux percussions, avant que la première mélodie, douce et légère sous la délicate baguette de Victorien Vanoosten, ne laisse se déchaîner la passion d’abord susurrée par le chef français [lire nos chroniques du 24 octobre 2017 et du 25 mars 2018]. Sur le tapis de cordes vibrantes glisse une délectable mélopée de trompette. En quelques minutes, cette plongée instrumentale dans les profondeurs du drame biblique est suivie de la longue poussée véritablement opératique, très dense, d’une heure et demie presque éreintante qui inclut, au quatrième acte, une éblouissante musique de ballet.

Il s’agit du précipité de la vie d’un homme, le sculpteur Adoniram, artiste devant Dieu, tel Hiram dans la légende franc-maçonnique. En résumé, l’intrigue de La reine de Saba suit le cours tragique de son existence. Ainsi, bien avant la mort et l’apothéose finales, il se présente au travail dans son atelier. Le chant vif et net de Jean-Pierre Furlan frise avec justesse la rudesse naturelle, puis exprime de théâtrale manière la colère face aux trois ouvriers rebelles qui menacent la construction du temple du roi Soliman et le moule de la mer d’airain. Le ténor soigne à ravir la complainte devant la fournaise (Faiblesse de la race humaine, à l’Acte II), soutenu par la forte pulsation orchestrale, puis l’élan passionné sur la magnifique ligne vocale des effusions avec la reine Balkis, dans la ferveur suppliante et grandiose des chœurs masculins et la puissance instrumentale superbement nuancée.

Le panache ne manque pas à Bénoni (apprenti d’Adoniram) pour annoncer le déroulement des événements, mais aussi pour louer la beauté de Balkis. Soprano à l’émission chaloupée et aux aigus séduisants, Marie-Ange Todorovitch dépose son chant avec la grâce indicible de la reine du matin et s’en montre tout habitée dans Comme la naissante aurore, romance ornée de harpes et de cordes délicieuses. Sans décors, costumes ni accessoires d’apparat, la prestance royale ne laisse planer aucun doute sur Soliman, grâce à la basse chantante, ample et ambrée, de Nicolas Courjal. Déchirante, la cavatine Sous les pieds d’une femme trouve ici un interprète de rêve. Plus souveraine encore, Karine Deshayes se relève vite des premiers pièges de diction et, souple et agile, s’élance admirablement vers chaque émoi. L’excellent mezzo-soprano se montre tout bonnement merveilleux dans la cavatine Plus grand dans son obscurité et d’une douceur et d’une mélancolie terribles, enfin magnifique, dans l’ultime air Emportons dans la nuit.

Les redoutables prouesses lyriques demandent des chanteurs aventuriers, mais aussi un orchestre d’attaque. Par exemple, le trio des ouvriers trouve tout de suite la fermeté et le tonus indiqués. Chacun se distingue ensuite, comme trouvant sa voix : le baryton Régis Mengus au timbre évocateur, le ténor Éric Huchet clair, musical et concis, le baryton Jérôme Boutillier énergique, sanguin, mais encore lyrique. À leur entrée mouvementée correspond idéalement une musique gaillarde, épique et cabossée où les pupitres rivalisent de pugnacité, grondant avec les appels à la vengeance des travailleurs déconsidérés. À la retombée graduelle de cette fureur, les jeux de volume et de résonance opérés par la formation marseillaise rendent le tableau musical tout à fait passionnant.

Dans l’art de jeter de l’huile sur le feu ou de tempérer en transition et de laisser s’épancher en subtilité les contrastes dans les états d’âme, le style de Gounod est respecté par cette nouvelle lecture, fort enrichissante. Si La reine de Saba peut passer encore pour une œuvre exigeante, elle contient sa majesté, tel un coffre au trésor où puiser tant et tant. L’ultime preuve en est offerte par le Chœur maison aux façons spectaculaires et raffinées, ne serait-ce que pour l’exquise pastorale qui ouvre le III, Déjà l’aube matinale.

FC