Chroniques

par françois cavaillès

La bohème
opéra de Giacomo Puccini

Opéra-Théâtre Metz Métropole
- 29 septembre 2017
La bohème (Puccini) vue par Paul-Émile Fourny à l'Opéra-Théâtre de Metz
© arnaud hussenot | opéra-théâtre de metz métropole

La mélodie que fait scintiller avec majesté l'Orchestre national de Lorraine est le repère du récit du musicien, filé de malicieux commentaires, sur le plus savoureux effet de son art. « E fu cosi : suonai tre lunghi di... » (Et il en fut ainsi : je jouai durant trois longues journées)... quand la leçon au perroquet anglophone a enfin porté ses fruits – presque dévorés aussitôt qu'ils furent vite présentés sur la table, de tout temps dégarnie, des quatre héros de La bohème, quatrième opéra du maestro de Lucca, créé à Turin en 1896.

Délicieuse folie au premier acte que cette vertigineuse conversation en musique, si moderne, ou comment, la grâce des jeunes élans lyriques s'affermissant, confirmer Puccini compositeur d'opéra par excellence. Avec quel soin, trois longues années sur l'ouvrage (en moyenne, à peu près, à ce stade de sa carrière), et quels talent, faconde, humour et audace ! Soit donc le rêveur, soit l'idéaliste ébouriffé – du nom de la bohème italienne des années 1860, Scapigliati fréquentée alors, puis réexpérimentée dans sa campagne toscane, par le jeune Giacomo – soit l'araignée qui étoile nos âmes de mélodies, comme celle blanche et or dans l'œil de la rose (et, partant, toutes les autres dans le prolongement des huit branches), sur la façade de la cathédrale Saint-Étienne de Metz.

D'avoir, d'abord, si bien recréé le Montmartre éternel, en détails intérieurs et extérieurs parlants (officier, cocotte et religieuses au début de l’Acte III) comme en magnifiques vues d'ensemble vraiment émouvantes pour tous les amoureux de la Butte – décors d'un réalisme luxueux de Valentina Bressan –, l'art, en cette rentrée de l'Opéra-Théâtre Metz Métropole, met tous au défi. Lancés plus haut que qui que ce soit, sur les ailes dorées du Moulin Rouge ! L'apparition magique survient dans le lointain fond de scène, à l'heure de la passion naissante, provoquée par le très volontaire et emphatique Rodolfo de Diego Silva. Poète à juste titre par son charisme bien que souvent cantonné à sa petite machine à écrire, en coin de l'avant-scène, le séduisant ténor mexicain brille de caractère, de timbre et de légèreté.

Néanmoins l'étreinte demeure longtemps en gestation car La bohème n'est, ce soir, pas une histoire d'amour. Ainsi la recherche de la clé des cœurs est-elle présentée comme faux prétexte, à peine jouée et en pleine lumière. Pour conclure cette scène, les trois amor! poussés de la coulisse par le nouveau couple résonnent comme un aveu de faiblesse. Ensuite encore, dans les coquetteries de Musetta (valse comprise) nul charme n'opère vraiment... Curieusement – à l'exception de Mimi, figure la plus forte car aussi simple qu'attrayante de par son thème, sa chevelure et ses tenues, mais presque toujours esseulée –, la femme ne semble donc guère importer, même censément placée au centre apparent du jeu un peu cabotin et plein de verve des quatre jeunes séducteurs, vêtus de costumes noirs classiques, signés Dominique Louis.

Pour criant exemple d'une intrigue conçue comme très épisodique, mais encore fidèle en cela au format feuilleton du texte originel d'Henry Murger (Scènes de la vie de la bohème, publié entre 1846 et 1849), le personnage du peintre Marcello, au potentiel pourtant tout déchirant, n'apporte pas tant d'émotions qu'il ne témoigne des événements intimes à l'intérieur du groupe d'amis. Dans ce rôle un peu bourru, voire sacrifié, le baryton Régis Mengus fait preuve d'énergie et de dynamisme.

En philosophe Colline, la basse Tapani Plathan s'active aussi très bien et, avec le guttural et même sépulcral air du manteau, révèle d’un timbre égal une voix très distincte, au croisement peut-être du baroque, du militaire et surtout de sa culture finlandaise originale. Sans trop entrer dans le vif du sujet sentimental, le bon sens invite à considérer comme fondamentale (plus que l'amourette) la conversation en musique, essentielle, qui égale lors des deux premiers actes à une sorte de prologue allégorique. Le meilleur entre les quatre arts présentés habite sans doute le musicien Schaunard, aide fidèle incarné par le joyeux baryton et remarquable comédien Mikhael Piccone. Au delà de tout nous élève son regard prévoyant et compatissant (ainsi dans les commentaires sur l'amour, d'une justesse lyrique fantastique).

La musique, en effet, manque toujours tellement à ses amoureux.
Aussi saluons-nous la prestation très réussie, d'une générosité exceptionnelle, de l'Orchestre national de Lorraine qui, sous la direction de Roberto Rizzi Brignoli, passe notamment l'épreuve du feu (Straccia, Acte I), puis négocie tant bien que mal la cohue du café Momus avec les oisillons du Conservatoire à Rayonnement Régional de Metz Métropole (dirigés par Annick Hoerner), vivaces, naturels et ravissants en uniformes trop larges et pimpants, ainsi que leurs parents à la belle virulence, membres du Chœur maison (sous la direction de Nathalie Marmeuse).

Les visions abondent encore dans la mise en scène de Paul-Émile Fourny, directeur de l’institution, et en particulier au deuxième acte, dans l'inspiration délirante du film américain à grand spectacle, de type nouveau cabaret, Moulin rouge (2001). L'onirisme de Puccini est porté à un niveau fantasmagorique, dans un feu d'artifice digne du meilleur du boulevard de Clichy, avec notamment des animations à la Méliès, une affriolante revue de cancan, la retraite de cuivres et de tambours tout feu tout flamme et un éclairage montant en puissance comme au cirque (lumières de Patrick Méeüs).

Riche en figurants et très applaudi, l'éblouissant finale du II est amorcé par un agile danseur classique aux habits d'élégante canaille. Toute aussi habile, le soprano Gabrielle Philiponet (Musetta) se balance telle une vedette de cinéma suspendue dans les airs et offre une superbe projection au lyrisme de la valse. De mieux en mieux, sa mélopée à l'orée du III et la ferveur de son soutien à Mimi en fin de vie (IV) sont les signes de la révélation du personnage. Suivant avec une foi fondamentale l'émouvante Musetta, le spectateur prend rendez-vous avec la séparation et avec la mort.

Le tragique met une dure fin à l'œuvre de rêve, le compositeur n'étant pas aussi bon que doué. L'évolution de Mimi, incarnée par le soprano russe Yana Kleyn, est honorable, sans rien de forcé ni d'indifférent. C'est d'abord et déjà une flamme vacillante, pudique et touchante, au joli timbre délicat et à la puissance intéressante, plaisamment exaltée pour chanter le printemps, puis plus séduisante, discrète mais encore enflammée auprès de Rodolfo qui ne sait lui résister. Le chant s'affirme, d'une manière incendiaire, en duo avec Marcello (confidence amenant surtout à remuer le couteau dans la plaie), puis encore plus fusionnelle aux côtés de Rodolfo dans ce bouleversant tableau de défaite de l'amour (II).

Mais aux ultimes adieux à Rodolfo, au retour à la mansarde des débuts, la cérémonie quasi-religieuse au chevet de la mourante est brisée net, selon une conception très originale du départ de l'âme amoureuse pour le grand voyage. Aux derniers instants avec son ancien amant, Mimi se lève et marche (presque avec l'orchestre, alors si prenant). Légèrement vêtue, puisqu’au moment de sa rechute fatale elle semble provenir du sulfureux Moulin Rouge, mais comme revenue à la vie tel un charmant fantôme, la condamnée forme avec son amant un couple très vivant, tout en nostalgie, sans rien attendre des prochaines heures. Voici donc un tout autre rêve : le bonheur surnaturel dans l'apologie du néant – en art aucun n'est impossible…

Le constat du décès est exprimé dans un langage théâtral juste, sobre et simple, donc merveilleux. Peu de hurlements ou de chaudes larmes ne reste en toute dernière image. Le jeune malheureux enlace plutôt la défunte, longuement, sans vouloir, toute violence contenue, que la rappeler à lui.

FC