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Chroniques
Огненный ангел | L’ange de feu
opéra de Sergueï Prokofiev
Lorsqu’il découvre L’Ange de feu, un roman que Valéri Brioussov (1873-1924), chef de file de la première école russe symboliste, présente comme un manuscrit allemand du XVIe siècle contenant un témoignage découvert, traduit et édité par ses soins, Sergueï Prokofiev est séduit par une atmosphère qui mêle religiosité, érotisme et satanisme. Le compositeur s’attèle dès lors à un opéra en cinq actes et sept scènes dont il signe le livret. Le travail débute en 1919 pour s’achever près de huit ans plus tard, en 1927. La création se fait à Venise, le 29 septembre 1955, sans la présence du compositeur qui s’est éteint quelques années plus tôt, en mars 1953. Bien évidemment, en simplifiant la structure du roman, Prokofiev accentue l’importance de Renata, une héroïne ambiguë dont les symptômes hystériques sont désormais transparents, ce qu’indique le biographe Michel Dorigné : « une excitation exagérée, une angoisse quasi constante, une tendance à la phobie qu’elle reporte brutalement sur des êtres qui deviennent des objets de haine névrotique : Ruprecht, Heinrich, l’Inquisiteur » (in Serge Prokofiev, Fayard, 1994).
Actionnez la roue d’une bicyclette, elle vous mènera aux portes de l’horizon. Mais placez cette même bicyclette à l’envers, en appui sur sa selle et son guidon, la roue qui tourne devient le symbole d’une fuite impossible, d’un éternel recommencement. C’est cette image essentielle, élaborée par Calixto Bieito, qui ouvre une coproduction avec Zurich filmée à Madrid en avril 2022. Loin d’outrances souvent constatées [lire nos chroniques de Jenůfa, Fidelio, Boris Godounov à Munich, Die Soldaten, Turandot à Toulouse, Lear, Tannhäuser, Carmen, Simon Boccanegra, Les bienveillantes, Die ersten Menschen, enfin de Guerre et paix], le metteur en scène étonne par une première demi-heure très sobre qui présente au mieux le couple-vedette faisant connaissance au pied d’un cube géant de trois étages. En pivotant sur son axe, ce dispositif laisse voir des alvéoles de dimensions et de contenus divers (protagonistes, mobilier, escaliers) – décor de Rebecca Ringst, vidéo de Sarah Derendinger –, à l’instar des différentes zones du cerveau humain. L’approche fantastique est clairement abandonnée au profit d’un portrait psychologique, voire d’une folie à deux : en effet, dans une fin de XXe siècle qui entérina la mort de Dieu – contemporains, les costumes d’Ingo Krügler opposent veste en cuir du marginal et cravate du dominant –, comment un être sain d’esprit peut-il entendre sans méfiance des récits hallucinés ? Et s’il était lucide au départ, n’est-il pas troublant d’entendre Ruprecht crier Angelica durant son délire post-duel ? Les réactions immatures, les indices disséminés alentour (peluches, bonbons, animaux domestiques, etc.) indiquent sans doute des traumatismes infantiles qui rendent Renata et son courtisan moins étrange(r)s que d’ordinaire. Discret lui aussi, avec sa scène de possessions stylisée, le dernier acte entérine l’option choisie dans le premier : la mère supérieure n’apparaissant pas dans l’habit du couvent mais sous l’apparence de la voyante, la patronne de l’auberge participant à l’exorcisme dans sa tenue habituelle, on peut considérer que Renata, toujours la proie de son imagination, est revenue à son point de départ, pareille à une roue qui tourne à vide.
Composant une nouvelle Renata inoubliable, un an après sa prestation viennoise [lire notre chronique du 26 mai 2021], Aušrinė Stundytė offre un chant sûr et un jeu expressif dont la caméra saisit la variété (peur, frustration, culpabilité, colère, etc.). Pédalant jusque dans une scène de somnambulisme, elle communique la souffrance liée à une maladie mentale, celle d’une énergie gaspillée en vain [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Das Wunder der Heliane, Elektra, Die Teufel von Loudun et Le château de Barbe-Bleue]. Les mezzo-soprani Nino Surguladze (La patronne de l’auberge), à la voix ample [lire nos chroniques de Moïse et Pharaon, Rigoletto, Le trouvère et Aida], et Agnieszka Rehlis (La voyante, La mère supérieure) [lire nos chroniques de La passagère, Les Troyens et Boris Godounov à Milan], aux graves solides, complètent efficacement la distribution féminine, avec Estíbaliz Martyn et Anna Gomà en novices.
Côté messieurs, on retrouve Leigh Melrose, baryton vaillant et nuancé habitué au rôle de Ruprecht [lire notre chronique de la production de Rome] qu’entourent des confrères talentueux : l’incisif ténor Dmitri Golovnine (Nettesheim, Mephistophèles) [lire nos chroniques de L’idiot, Francesca da Rimini, Le joueur et Boris Godounov à Paris], Josep Fadó (Glock, Un médecin), ténor tout en souplesse et en rondeur [lire nos chroniques du fliegende Holländer à Dijon et de Turandot à Peralada], ainsi que les basses Mika Kares (L’inquisiteur) et Dmitri Oulianov (Faust) – le premier impressionne par la profondeur de la tessiture [lire nos chroniques de Der fliegende Holländer à Bologne, Amleto, La favorite, La bohème, Agrippina, Die Walküre et Götterdämmerung]., le second par son impact. N’oublions pas de mentionner l’investissement de Gerardo Bullón (L’aubergiste, Wissman) [lire notre chronique de Tosca], de David Lagares (Un serveur) et celle du Cor del Teatro Real, ainsi qu’Ernst Alisch en charge des apparitions muettes d’Heinrich. En fosse, Gustavo Gimeno dirige avec énergie et moelleux, préférant la sensualité à un excès d’aspérités qui n’aurait pourtant pas gêné le mélomane.
LB