Chroniques

par hervé könig

La bohème
opéra de Giacomo Puccini

Teatro Real, Madrid
- 4 janvier 2018
au Teatro Real (Madrid), reprise réussie de La Bohème (Puccini) de Richard Jones
© javier del real

Vue à Londres, La bohème de Richard Jones (coproduite par les Royal Opera House, Teatro Real et Lyric Opera of Chicago) gagnait en décembre les planches madrilènes dont le public, ce soir encore, semble bien content de retrouver la musique de Puccini que Gerard Mortier a détestée au point de la proscrire partout où il est passé. Opéra vériste s’il en est, depuis toujours populaire, La bohème fit ses débuts dans la capitale espagnole en 1900, quatre ans après sa première mondiale à Turin. L’ouvrage s’est répandu dans toutes les maisons d’opéra du monde avec le même succès, si bien qu’il paraît difficile de lui faire recueillir des huées, comme ce fut le cas il y a un mois à Paris [lire notre chronique du 1er décembre 2017]. Sa dimension cinématographique évidente, tant du point de vue de l’emphase musicale et de son inscription dans l’excitation de la grande ville que pour le découpage séquentiel du livret, impose au metteurs en scène de s’éloigner le moins possible d’un réalisme directement lisible – naturalisme, même, pour reprendre le nom du mouvement littéraire dont Henry Murger fut la figure initiale annonçant Flaubert et Maupassant : son roman Scènes de la vie de bohème (1851) prophétise si bien la sensibilité musicale italienne de la fin du XIXe siècle, dans la lignée de l’écrivain Giovanni Verga (1840-1922) avec ses célèbres Peccatrice (1865) et Malavoglia (1881), qu’il fut simultanément adapté pour la scène lyrique par Puccini et Leoncavallo (La bohème, Venise, 1897).

Le très talentueux Richard Jones [lire nos chroniques de ses Anna Nicole, Rosenkavalier, Boris Godounov et Die Meistersinger von Nürnberg], dont le travail est ici repris par Julia Burbach, ne fuit pas le mélodrame et assume sans détours l’inscription de l’œuvre dans son temps et dans le Paris des injustices sociales, sans transposition, contrairement à son collègue Benedict Andrews qui, soit dit en passant, le fit avec brio [lire notre chronique du 13 décembre 2017]. Sa Bohème est vécue sous les combles et dans les rues, avec un Café Momus où l’on voudrait aller, tant la fête y est belle, dans un passage commerçant fin de siècle de carte postale – Stewart Laing signe décors et costumes. Pour autant, il ne s’attache pas à décrire le quotidien de petites gens (comme dit la vieille expression autorisée par ce parfum rétro qui embaume), les jeunes gens de l’affaire nourrissant tous une vocation artistique qui les signale hors du monde ouvrier ; il ne faut pas oublier que Murger se mit en scène lui-même avec ses proches dans le roman d’origine, ce qui n’aura pas échappé au grand bourgeois toscan faisant recette avec l’adversité de confrères moins chanceux. Images d’Épinal, critiqueront d’aucuns quant à la misère des soupentes, le faste du réveillon en ville et la neige, omniprésente : l’œuvre est ainsi conçue qu’on n’y pourrait échapper. Dans cette scénographie efficace, la construction dramatique s’attache plus au destin des quatre joyeux garçons qu’à la maladie fatale de l’intruse, Mimi dont la visite aide à les faire grandir en prenant mieux conscience du monde.

Dans la fosse, Paolo Carignani est le complice idéal de cette façon classique mais non naïve de montrer La bohème. Il dynamise les forces vives du Real dont il convoque toute la latinité, en spécialiste de ce répertoire qu’il sert avec le cœur [lire nos chroniques du 8 décembre 2013, du 22 juillet 2014 et du 28 juillet 2016]. En amoureux de la voix, le chef italien sait accompagner les chanteurs tout en donnant sa pleine dimension de peinture d’ambiance à la partition – ce n’est pas pour rien que bien des pages composées plus tard par Korngold pour Hollywood en reprendront la recette.

Le chant est donc à l’honneur. Le ténor espagnol José Manuel Zapata trousse un Benoît un peu benêt mais par là mêmeattendrissant, grâce à l’assise vocale et à son sens du théâtre. En Colline, on retrouve l’excellente basse finlandaise Mika Kares [lire notre chronique du 13 mars 2013] qui, avec le grain noble et généreux de son instrument, ne force rien pour atteindre la belle humanité du personnage. Récemment applaudi à Toulouse [lire notre chronique du 17 mai 2016], le baryton catalan Joan Martín-Royo séduit avec un Schaunard aérien. Souvent croisé dans l’opéra français [lire nos chroniques de La reine de Chypre, Manon, Les pêcheurs de perles et Thérèse], le jeune baryton canadien Étienne Dupuis n’en est pas à son premier Marcello, puisqu’il était celui de la Deutsche Oper (Berlin) à l’automne 2013, dans l’indémodable mise en scène de Götz Friedrich vue par notre collègue ce Noël [lire notre chronique du 23 décembre 2017]. Émission ferme, timbre homogène et bel abattage scénique font les atouts de son peintre tout feu tout flamme. L’agile champagne qui pétille dans le chant de Joyce El-Khoury lui donne la réplique avec avantage (Musetta). En miroir de ce couple, les amants principaux, Mimi et Rodolfo. Anita Hartig offre un impact puissant à la jeune femme, mais reste en-deçà de l’expressivité qu’on en attend. Apprécié pour sa clarté surprenante, le ténor étasunien Stephen Costello l’est un peu moins par les quelques coups de glotte et autres brutalités qu’il fait subir à la ligne de chant ; pourtant, l’on sent bien derrière ces problèmes, le matériel en phase avec le rôle.

Une Bohème qui satisfait, donc.

HK