Chroniques

par bertrand bolognesi

Turandot
opéra de Giacomo Puccini

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 19 juin 2015
Elisabete Matos, Turandot exceptionnelle du Capitole (Toulouse, 19 juin 2015)
© patrice nin

Après les trois actes de l’ultime opéra de Puccini, donné d’une seule traite (2h15) dans la version complétée par Franco Alfano (1926) plutôt qu’avec la fin de Luciano Berio (2002) [lire notre critique du DVD et notre chronique du 12 novembre 2014], les uns huent copieusement, les autres crient bravo… Qui transforme ainsi le Capitole en cirque romain ? Un metteur en scène bien connu pour ses approches dites radicales, parfois heureuses, d’autres moins. De sa lecture dont c’est aujourd’hui la première, qu’est-ce qui enchante les uns pour qu’ils s’enrouent de joie quand les autres s’époumonent de rage ? Rien de bien méchant, avouons-le, si ce n’est que le refus des mécontents encourage la surenchère des suiveurs, voilà toute l’affaire, le sujet consistant pour un certain public à se situer comme anticonformiste inconditionnel ou en digne gardien du temple.

Pour nous faire sourire, ces manifestations houleuses ne nous intéressent guère, rivés que nous demeurons à l’œuvre représentée, Turandot de Puccini, sans doute par une sorte de coupable innocence que les plus virulents des deux camps adverses ne manqueront pas de nous reprocher. Las ! La description de ladite production toulousaine s’évertuera non pas à prendre parti mais à tâcher de la bien comprendre avant de prétendre s’en faire un avis. Un trait se dégage : le jeu en dehors de la partition exécutée, avant ses premiers accords et entre les actes, dans une tentative de tirer l’opéra vers le théâtre. Le plateau est occupé par une trentaine de socles de carton sur lesquels furent posés autant de baigneurs, poupées ou Buddhas, on ne sait trop ; derrière, trois rangés de froids néons et un mur de cartons d’emballage (décors de Rebecca Ringst). On lit PIX qui peut faire allusion à l’univers virtuel, au dessin de synthèse, au jeu vidéo ; mais encore MEDORGAN qui fait référence à la transplantation médicale d’organes de synthèse ; enfin NOVARIX cite franchement le nom d’une entreprise étasunienne qui fabrique des conduits (canules, etc.) mais aussi un nouvel appareillage d’imagerie sanguine. Tandis que se dissipe la brume préalable et qu’arborant vareuse bleue, casquette et masque de protection (costumes d’Ingo Krügler), une armada de choristes et de figurants vient déblayer les bébés de latex, on déduit pour pistes le sang et le clonage.

Le prince étranger, ouvrier chinois lui aussi, fait son entrée vélo au bras, bandeau taché de sang sur le front. Le chef commence. Le peuple vient recevoir la parole du Mandarin, juché tout en haut d’une forteresse de cartons, usine de conditionnement de produits médicaux en tout genre. Sur cette surface est bientôt projeté un visage impassible, clignant de temps à autre les paupières, sur lequel une main trace d’un pinceau encré divers idéogrammes (vidéo de Sarah Derendiger). On retrouve l’ambigüité du travail de Calixto Bieito, qui recoure à une illustration des plus réalistes dans des déclinaisons paradoxalement symboliques. Le vélo arrivant de l’étranger, le Mandarin le purifie naturellement par le feu, croyant ainsi éviter tout germe, néfaste ou bénéfique. Outre qu’il scarifie ses pectoraux en évoquant le désir d’un jour maudire la terrible princesse chinoise, Calaf est malmené par les ministres, militaires violents parfaitement antipathiques qui lui jettent en pâture trois ouvrières, plus ou moins violentées au passage, puis le dresse sur un socle, en compagnie de Timur et de Liù, tous étrangers, avec les écriteaux TRAITRE sur la poitrine. Durant le tendre Signore, ascolta de l’amoureuse, Calaf est une nouvelle fois battu comme plâtre et sur Non piangere, sa réponse tellement lyrique, on tripote la jeune femme, lui versant sur la poitrine le contenu d’une fiasque d’alcool. Dos à l’action, le peuple se garde de voir quoi que ce soit, ignore benoîtement la violence ordinaire. On l’aura compris : nous sommes face à une dictature – quelque chose de nouveau ? non, c’est le conte, rien de plus. L’appel décisif « Turandot ! » bouleverse la lumière : en contre-jour, derrière la façade de cartons, les faisceaux des projecteurs appuient l’option générale. À la fin de ce premier acte, quand la fosse s’est tue, les ministres tabassent le prétendant pendant près de quarante secondes.

Face grossièrement grimée, une danseuse presque nue, en plumes et fleurs artificielles, porte du haut de la scène des robes blanches aux redoutables militaires. Une multitude de lanternes rouges tombe et se balance des cintres, masquant l’entrepôt, changement de lieu efficacement effectué. Où sommes-nous ? Dans un bordel où les ministres, revêtant ces robes sur des talons hauts, voire des coturnes de drag-queen, se travestissent pour jouir de diverses façons. Au fil de ce tableau où ils s’amusent beaucoup tout en caressant la danseuse, animée comme un mannequin de vitrine (sorte d’humanoïde artificiel ?), du sang macule progressivement le slip féminin – sang menstruel, donc sang morbide ? À la scène suivante apparaît un homme nu dans une couche-culotte dûment fermée par une épingle à nourrice, mi-chemin entre vieillard incontinent et bébé langé, en référence directe avec les poupées initiales. Sous cette vêture merdeuse, au premier sens du terme, l’empereur Altoum remâche le fameux « pacte cruel ». Au-dessus d’un peuple prostré (« Diccimila anni al nostro Imperatore… ») sont descendues par des câbles deux clones de la servante maquillée. Costume noir relativement masculin, perruque blonde et corsage pourpre, Gena Rowlands survient, Turandot signée John Cassavetes. Pertinente, la direction d’acteur amorce son initiation : déjà un significatif échange de regards entre la princesse et l’étranger souligne l’angoisse d’une héroïne qui ne tient pas en place. L’épreuve des énigmes commence. Pendant la troisième, elle promène au bout d’une longe l’une des jeunes femmes à quatre pattes. Et lorsque le vainqueur pose à son tour une seule et unique énigme, celle de son nom, c’est à la pure Liù qu’il s’adresse – une transmission, une contamination s’opère sous nos yeux, un germe puissant qu’aucun vélo brûlé ne saurait détruire. Après le final, furieuse contre son père réjoui, elle enlève son ceinturon et, en silence, le fouette furieusement. Puis elle soulève la perruque : Turandot est chauve ! En pleurant, elle s’éloigne.

Turandot chauve… au delà du choc visuel, voilà une image qui la rapproche des bébés de latex, chauves de même, voire du médical, du chimiothérapique, peut-être – on cherche. De fait, Pang et Pong ne chantaient-il pas à l’Acte I « Turandot non esiste » ? En cette nuit décisive du troisième acte, interdiction de dormir. Au fond, le chœur, de dos, à qui les ministres viennent arracher les vêtements dont ils forment un tas au centre du plateau. En avant-scène droite, une ouvrière habille des baigneurs de la vareuse bleue de leur avenir. On titille l’inconnu, le ficelant d’un film plastique à une tour de cartons, accrochant un écriteau POESIA à son cou (en italien, cette fois), etc. Le peuple se rebelle, dans une menace soudain crédible. Après la torture, le vieux Timur est trainé, tout sanglant, comme une tranche de bœuf. Les ministres se saisissent des bébés habillés pour leur fracasser le crâne, dans des giclures d’hémoglobine, mais quoique terrifiée Liù ne livre pas la clé qu’on attend d’elle. Turandot fait directement corps à corps avec celle qu’elle a instinctivement identifiée comme sa rivale d’un homme dont elle ne veut pourtant pas, et lorsque l’étrangère s’est donnée la mort, elle s’installe sur le tas de tissus et, d’un air égaré, arrache les membres d’un baigneur ensanglanté. Un baisser de rideau sépare ce qui fut composé de la main puccinienne et ce que l’on doit à son continuateur – prudente, l’avant-garde factieuse ! Enfin, Turandot a retrouvé sa perruque et s’humanise dans la mise des ouvriers. La scène conclusive est donnée face au public, en un oratorio passif qui, faisant suite à la séparation signalée, laisse entendre que le metteur en scène ne valide pas la fin d’Alfano ou qu’il considère que l’heureuse conclusion du conte initiatique doit faire sens sans jeu. Précision de taille : alors que tout le reste de la distribution est asiatique, Ping, Pang, Pong, Altoum et Turandot sont chantés par des occidentaux, ce qui les désigne comme des imposteurs au pouvoir ou, en tout cas, des curiosités vivantes, dans cette majorité de Chinois.

Ces clés ouvrent-elles vers quelques lumières ? Elles témoignent d’une démarche toujours en mouvement, d’une interrogation constante du texte, d’un essai d’aller plus loin. Au fond, qu’est-ce qu’on hue, qu’est-ce qu’on applaudit ? Un système de transposition dramaturgique comme on en rencontre souvent, mais traversé d’effets outrés vécus comme suprêmement autoritaires de part et d’autre – s’y soumettre ou les exécrer, that is the question. Le spectacle est jonché des habitus du metteur en scène : conformément à son plaisir de montrer diverses déjections et sécrétions, Calaf vomit, l’entre-jambe de la danseuse (Acte II) saigne, l’empereur siège dans ses excréments, etc. Conformément à ses conjugaisons brutales, on assiste à plus d’un franc tabassage, au viol de Liù, à la trépanation des bébés – voilà qui recycle la trouvaille de sa Jenůfa [lire notre chronique du 21 février 2007]. Conformément à son goût pour les femmes humiliées, on y voit des esclaves à moitié nues, à quatre pattes. Conformément à un humour particulier, il convoque des drag-queens. Bref : Calixto Bieito est devenu son propre classique, vérifiant un savoir-faire qui toujours en fait trop. Turandot est un conte, dira-t-on. Certes, et en cela invite l’imaginaire dans le réel. En surlignant la condition humaine dans ce qu’elle a de plus primaire et en la confrontant à un monde qui paraît voué au virtuel, Bieito invite le réel dans l’imaginaire, nie la faculté de rêver du public et annihile jusqu’aux fonctions du conte. De quoi huer ? Pas plus que ça, au fond ; ce n’est pas une raison pour applaudir. Il convient toutefois de souligner un échec revendiqué en gloire : « l’opéra mérite d’être considéré comme un art actuel […], tout le reste s’apparente à des manipulations élitistes… », dit-il dans l’entretien édité dans la brochure de salle ; utiliser notre univers contemporain pour « traduire » l’ouvrage de Puccini est plutôt heureux, semble-t-il à le lire, mais lorsque le monde montré sur scène résiste hermétiquement – le trio PIX-MEDORGAN-NOVARIX ne coule pas de source, par exemple, pas plus que la référence aux enfants toujours sacrifiés du cinéma de Cassavetes (Gloria, évidemment) –, l’élitisme si bravement dénoncé des autres pourrait bien être le sien propre.

Les atouts de cette production ne résident donc pas là, mais bien plutôt dans les délices d’une distribution remarquable et l’urgence prégnante insufflée par la direction musicale. Au pupitre de l’Orchestre national du Capitole, Stefan Solyom électrise l’interprétation, dès une première scène oppressante au tempo brûlant. Pour autant, il ne se dispense pas de faire entendre la fortune des alliages timbriques de cette œuvre qui ne ressemble à aucune autre de Puccini – certaines moires laissent entendre l’Agnus Dei de Janáček (Mša Glagoskaja), par exemple –, ni d’en souligner les audaces harmoniques. On goûte des sonorités richement expressives. Préparés par Alfonso Caiani, le Chœur et la Maitrise du Capitole dévoilent un impressionnant ambitus dynamique et une vaillance indubitable.

Quand aux solistes, on ne les oubliera pas de si tôt – bravo à Frédéric Chambert d’avoir su réunir un tel plateau ! Mandarin ferme et avantageusement projeté de Dong-Hwan Lee, Altoum brillant et clair de Luca Lombardo, Pang sainement incisif de Gregory Bonfatti, Pong luxueusement musical de Paul Kaufmann et Ping de longue voix à la couleur caressante de Gezim Myshketa, voilà qui donne un aperçu. Encore bénéficie-t-on d’un quatuor de rêve, avec la présence écrasante et l’éclat vocal d’In Sung Sim en Timur, la voix fraîche, formidablement impactée et la désinence tendre du chant d’Eri Nakamura en Liù, émouvante Wénia à Munich [lire notre critique du DVD]. Quant à nos deux monstres, ils font merveille ! D’abord un peu dur, le Calaf d’Alfred Kim avance toujours plus souplement, nuançant un Nessun dorma de velours avant d’exulter en un Vincerà! de feu. Enfin, l’excellente Elisabete Matos livre une Turandot d’airain mais jamais métallique ni dure. Le grave se fait caresse dangereuse (grave de tragédienne, lorsqu’elle pleure à l’entresol des deuxième et troisième acte), l’aigu donne le frisson, puissant mais sans heurt, la densité du legato fascine, dans une incarnation somptueuse.

BB