Chroniques

par bertrand bolognesi

Lear
opéra d’Aribert Reimann

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 23 mai 2016
Calixto Bieito massacre le Lear d'Aribert Reimann à l'Opéra national de Paris
© elisa haberer | opéra national de paris

C’est à 1968 que remonte la genèse de l’opéra d’Aribert Reimann. Cette année-là, le baryton allemand Dietrich Fischer-Dieskau suggère au compositeur d’écrire à partir de la célèbre pièce de Shakespeare. Bien que réticent, Reimann, alors pianiste recherché par les chanteurs pour l’accompagnement de Liederabend, commence à accumuler, comme malgré lui, une documentation de plus en plus importante sur le sujet et ses propres impressions. Cette collecte presque souterraine dure près de quatre ans avant qu’il décide consciemment de s’y engager. Survient la commande de Lear par la Bayerische Staatsoper : nous sommes en 1975.

Dramaturge à l’Opéra de Cologne avant de l’être à la Deutsche Oper de Berlin, Claus Henneberg (1936-1998), déjà librettiste de Melusine de Reimann (1970), et travaillant au même moment à Kinkakuji de Toshirō Mayuzumi (1976), se penche alors sur Shakespeare via la version allemande de l’historien de la littérature Johann Eschenburg (1743-1828), publiée en 1777 par un éditeur zurichois. Le 23 janvier 1978, point final est posé à la partition dont le matériel est entièrement prêt le 12 février. À Munich le 9 juillet 1978, le public découvre Lear dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle et sous la direction de Gerd Albrecht, avec l’ami Fischer-Dieskau dans le rôle-titre.

Quatre ans plus tard, l’Opéra national de Paris accueille l’œuvre en son sein. La production est confiée à Jacques Lassalle, d’ailleurs né la même année que le compositeur (1936) dont la musique demeure, aujourd’hui encore, plus que rare dans les programmes français – on se souvient du cycle Finite Infinity (1995) d’après Emily Dickinson que le soprano Christine Schäfer devait donner en création française, il y a huit ans, sous la direction de Susanna Mälkki, création malheureusement annulée [lire notre chronique du 23 mai 2008] ; à part cela ?... Peter Gottlieb chante le rôle-titre, la fosse est placée sous la direction de Friedemann Layer. Peut-être grâce à l’émulation provoquée par la célébration du tétracentenaire de la disparition de William Shakespeare, l’institution retrouve Aribert Reimann en ce soir de première d’une nouvelle production de Lear.

Disons-le d’emblée : il en faut oublier le plus vite possible la tentative de représentation scénique, tant celle-ci consiste en la vérification systématique des procédés inscrits depuis de nombreuses années au catalogue de son signataire, quelles que soient les œuvres dont s’empare son manque absolu d’imagination et son autoritarisme fascisant sur le spectateur, autoritarisme à n’imposer qu’une absence globale de pensée et une incapacité de réflexion, vraisemblablement dues à un créativité obsessionnelle non pleinement assumée qui, au lieu de l’ériger au rang de libre inventeur, l’assigne à celui d’interprète résolument destructeur de tout ce qu’il touche. Après sa remarquable Jenůfa de Stuttgart, le pauvre Calixto Bieito n’aura fait que s’empêtrer, depuis un Fidelio lamentable à Munich jusqu’à l’inepte Turandot de Toulouse qu’accompagnait un discours à la limite de l’honnêteté [lire nos chroniques du 21 février 2007, du 4 juillet 2011, du 30 juillet 2013 et du 19 juin 2015].

Bien que dans un dispositif moins exubérant que d’accoutumé, le recours à son vocabulaire éternel – grimaces, femmes dominatrices en costume masculin, complaisance à montrer les tortures évoquées par le texte, omniprésentes connotations sexuelles, volontiers incestueuses, mais encore SDF, stigmates, caleçons copieusement souillés, viol, fèces et sang, etc. – le dispense-t-il de convoquer aussi un peu de matière grise et d’exercer son métier ? En ses élucubrations certains commentateurs mal renseignés ont cru voir l’héritage d’un Pasolini : c’est non seulement méconnaître le chemin qui conduisit le poète frioulan à l’usage de certains motifs dont la violence avait d’autres buts qu’elle-même et se souvenir du film Salò en oubliant l’homme de lettres, mais encore s’aveugler quant au lieu d’expression – scène d’opéra, rappelons-le, soumise à des contingences incontournables. Ils assistent à la vidange du signifiant, les malheureux. Oscillant entre artifice et choc réaliste, Bieito discrédite ses propres outils, décline un symbolisme confortable et réussit même à rendre la merde décorative, à défaut de pouvoir encore instrumentaliser le spectateur dont il aurait peut-être aimé qu’il l’huât : aucun fauteuil ne bronche, rien et rien c’est pareil, quand une proposition est à ce point dénuée de subversion – vingt-quatre ans après sa parution posthume, Petrolio continue de faire grincer les dentures bien-pensantes du monde entier.

Quel bonheur que d’enfin pouvoir entendre Lear grandeur nature, par une distribution parfaitement choisie et dans une telle interprétation orchestrale ! À la tête des musiciens de l’Opéra, Fabio Luisi mène une lecture fort engagée à honorer la passionnante opposition de moires complexes et de déchaînements rythmiques qui caractérise une partition singulièrement contrastée. L’effectif est vaste, pourrait-on dire, le tissu dense et la facture extrêmement drue dont certains moments à la tension plus secrète annoncent des traits rencontrésquinze ans plus tard sous d’autres plumes. Les interventions du chœur exclusivement masculin trouvent en nos artistes une équipe attentive, préparée par Alessandro Di Stefano.

En spécialiste de la voix dont il se révèle énamouré, Aribert Reimann livre aux chanteurs un matériel très valorisant [lire nos critiques des DVD Die Gespenstersonate et Medea]. Récemment applaudi dans les Gurrelieder [lire notre chronique du 19 avril 2016], Andreas Conrad campe d’un timbre incisif en diable un Edmund idéal, auquel répond l’Edgar puissamment aérien et attachant d’Andrew Watts, toujours à son aise dans le répertoire contemporain [lire nos chroniques du 4 juin 2005, du 14 juin 2010 et du 2 août 2013]. Michael Colvin offre un Cornouailles bien accroché, à l’instar du luxueux Kent de Kor-Jan Dusseljee. Le registre grave est tout aussi bien défendu par le sonore roi de France de Gidon Saks, le robuste Albany d’Andreas Scheibner et le Gloucester infiniment musical de Lauri Vasar, baryton au grand souffle que nos colonnes saluent régulièrement [lire nos chroniques du 3 juin 2012, du 29 mars et du 7 mai 2013] et qui déjà s’illustrait avantageusement dans le rôle il y a deux ans [lire notre chronique du 17 mai 2014].

Trois dames épicent le drame de moyens plus qu’avantageux.
Ainsi d’Erika Sunnegårdh en Régane flamboyante, rivalisant d’airain avec la Goneril terrible de Ricarda Merbeth, personnages qu’on jurerait spécialement conçus pour elles. On retrouve avec plaisir l’agile Annette Dasch en Cordélia, au service d’une ligne toujours tendue et paradoxalement séduisante qu’elle sert magnifiquement. Enfin, le roi bafoué de Bo Skovhus bouleverse à tout point de vue : la plénitude de l’instrument, l’extrême souplesse dont il en use, l’investissement dans Lear signent une immense incarnation.

« Qui conserve seulement un peu de raison, se soucie-t-il de la pluie et du vent ? » philosophe, goguenard, l’excellent Bouffon d’Ernst Alisch. Gardons en mémoire l’extinction toute simple de Lear, pieds ballants dans le ciel de l’orchestre et ses mystérieux pépiements, la poignante déploraison du cadavre de Cordélia, après une saisissante image de pietà où la fidèle consolait le père nu, l’esprit égaré dans la misère.

BB