Chroniques

par laurent bergnach

Sergueï Rachmaninov
Aleko – Le chevalier avare – Francesca da Rimini

2 DVD Bel Air Classiques (2016)
BAC 133
À Bruxelles en 2015, Mikhaïl Tatarnikov joue trois opéras de Rachmaninov

L’éducation musicale de Sergueï Rachmaninov (1873-1943) doit beaucoup aux femmes : il s’attache réellement au piano avec une diplômée du conservatoire de Saint-Pétersbourg – première institution de l’enseignement supérieur professionnel de la musique en Russie, fondé en 1862, notamment grâce à Arthur Rubinstein –, puis découvre le chant orthodoxe en compagnie d’une grand-mère dévote. Entre douze et seize ans, il étudie avec le sévère Nikolaï Zverev, avant d’apprendre d’Anton Arenski (composition, improvisation, etc.) et de Sergueï Taneïev (contrepoint). L’année de ses vingt ans, le Théâtre Bolchoï (Moscou) crée Aleko (23 avril 1893), un opéra en un acte inspiré de Pouchkine.

Vingt ans avant Leoncavallo [lire notre chronique du 15 juillet 2014], le musicien s’empare de l’œuvre du poète, avec l’auteur et metteur en scène Vladimir Nemirovich-Danchenko comme librettiste. Lors d’un bivouac, le Vieux Tsigane raconte comment sa compagne l’abandonna jadis. Restée avec lui, leur fille Zemfira élève l’enfant qu’elle eut d’Aleko, lequel a rejoint les nomades par amour. Mais c’est un amour possessif et jaloux, qui étouffe Zemfira. Lorsqu’elle est surprise en compagnie d’un rival, la jeune femme perd la vie sous les coups d’Aleko, assassin banni par le clan [lire notre chronique du 6 février 2015].

Passées les années de dépression liées à l’échec de sa Symphonie en ré mineur Op.13 n°1 (1897), conduite par Glazounov ivre, Rachmaninov retrouve l’inspiration et le succès, tandis qu’il se réjouit d’être mari et père. Il ébauche quelques ouvrages lyriques (Salammbô, Monna Vanna) avant de revenir à Pouchkine et d’achever Le chevalier avare, présenté au Bolchoï le 11 janvier 1906. Tandis qu’un tableau central présente le Baron en tête-à-tête avec son or, les premières minutes montrent le refus de son fils Albert de l’assassiner pour s’enrichir, quand bien même il souffre de son avarice ; les dernières s’attachent au mensonge d’un père sur la probité de son engeance, pour l’écarter de l’héritage [lire notre critique du CD].

Composé entre 1900 et 1905, Francesca da Rimini comporte deux tableaux, un prologue et un épilogue créés le même jour que Le chevalier avare. Le livret de Modeste Tchaïkovski s’appuie sur le Chant V de l’Enfer de Dante, lequel avait inspiré à son frère Piotr une symphonie éponyme (1877). Ici, on ne peut que plaindre l’héroïne qui, sur la base d’un malentendu, épouse un autre homme que l’émissaire venu demander sa main, le jeune et beau Paolo. Comme dans Aleko, un compagnon jaloux va mettre un terme sanglant au rapprochement des âmes sœurs.

Filmée à La Monnaie (Bruxelles) en juin 2015, cette production est signée Kirsten Dehlholm, en collaboration avec Hotel Pro Forma, le collectif théâtral qu’elle créa voilà trente ans. La Danoise associe bariolage vestimentaire (Manon Kündig), lumière surprenante (Jesper Kongshaug) et geste minimaliste pour un spectacle très stylisé – privilégier un escalier gigantesque pour deux des opéras, « fragment architectural entre horizontalité et verticalité », force assurément à rompre avec l’habitude de jeu. Si l’ensemble apparaît souvent laid – en partie à cause d’une captation aux gros plans malheureux –, on se laisse vaincre par les qualités d’un projet original et courageux.

Le romantisme tardif de Rachmaninov trouve en Mikhaïl Tatarnikov, à la tête de l’orchestre et du chœur maison, un chef précis et nuancé, à savoir expressif avec contrôle, élégant sans exagération. Les chanteurs sont eux aussi excellents. Toujours bien dans son personnage, Anna Nechaeva (Zemfira, Francesca) offre un soprano facile, large et onctueux. Superbe, Sergueï Semishkour (Jeune bohémien, Pablo) répond à son amour avec un ténor souple et tendre, au suraigu délicat. Dans la même tessiture, Dmitri Golovnine (Albert, Dante) s’avère vaillant, incisif et Alexandre Kravets (Salomon) efficace.

Côté baryton, citons Kostas Smoriginas (Aleko), très impacté et corsé [lire notre chronique du 21 mars 2016], un Dimitris Tiliakos (Malatesta) très présent, au souffle et au legato remarquables, ainsi qu’Ilya Silchoukov articulé et ferme (Duc). On apprécie le grave du mezzo-soprano Yaroslava Kozina (Vieille Bohémienne). Enfin, les aînés Sergueï Leiferkus (Baron) et Alexandre Vassiliev (Vieux bohémien, Serviteur, Ombre de Virgile) demeurent sonores et n’ont pas à pâlir de leur prestation.

LB