Chroniques

par bertrand bolognesi

Amleto | Hamlet
opéra de Franco Faccio

Bregenzer Festspiele / Festspielhaus, Bregenz
- 28 juillet 2016
l'excellent Hamlet (Franco Faccio) du ténor tchèque Pavel Cernoch à Bregenz !
© karl forster | bregenzer festspiele

Du brillant corpus shakespearien, quatre titres semblaient devoir se prêter plus aisément que d’autres à ce que les investît le genre lyrique. Ainsi de Romeo and Juliet, d’Othello, the Moor of Venice, de la Tragedy of Hamlet, prince of Denmark et de King Lear. N’oublions pas l’heureuse synthèse d’un personnage apparaissant dans plusieurs pièces (Henry IV, Henry V et, bien sûr, The merry wives of Windsor) : Sir John Falstaff inspira Nicolai, Salieri, Vaughan Williams et surtout Verdi. Le tétracentenaire de la disparition du poète britannique invite à sortir des sentiers battus. C’est précisément ce que fait le Bregenzer Festspiele en présentant une rareté absolue. Le 30 mai 1865 le Teatro Carlo Felice de Gênes créait Amleto, tragédie lyrique en quatre actes de Franco Faccio, écrite sur un livret d’Arrigo Boito. L’ouvrage, qui ne connut guère le succès, quitte vite les planches ligures, gagnant les milanaises en 1871 sans plus d’assentiment public, si bien qu’aujourd’hui, à parler Hamlet, c’est aux cinq actes de son contemporain Ambroise Thomas (1811-1896) que l’on pense (Paris, 1868).

Le compositeur et chef d’orchestre Anthony Barrese entreprit sa résurrection.
Après s’être penché sur quelques scènes qu’il travailla avec des jeunes chanteurs en 2004, il réalisant la nouvelle édition critique d’Amleto de Faccio dont il dirigea plusieurs extraits instrumentaux à Corfou et à Dallas, trois ans plus tard. Enfin, il joua l’intégralité de l’opéra en concert à Baltimore, puis à Albuquerque dans une version scénique, à l’automne 2014.

Cette soirée en bordure du Bodensee se place sous le signe de la découverte.
Qui était le Lombard Franco Faccio (1840-1891) ? Il est principalement connu en tant que chef d’orchestre qui œuvra beaucoup à la reconnaissance de la musique de Wagner en Italie. Une amitié sincère le liait à Giuseppe Verdi dont il dirigea Don Carlo, Simon Boccanegra et Aida, créant Otello à La Scala (5 février 1887). Il est encore plus proche d’Arrigo Boito, son cadet de deux ans, avec lequel il signait en 1860 une cantate patriotique, Il quattro Giugno, durant la montée des troubles garibaldiens. Dans la foulée, ils écrivent encore Le sorelle d'Italia l’année suivante, opéra clairement partisan des idéaux de l’Eroe dei due mondi. À l’origine, Mefistofele d’après Goethe était un projet commun que finalement Boito développera en solitaire [lire notre chronique du 24 juillet 2016].

En novembre 1863, la création d’I profughi fiamminghi à la Scala, sur un livret d’Emilio Praga, ne connaît que cinq représentations et passe inaperçue. Au printemps 1865, quelques mois après que Faccio ait emporté un prix pour son Quatuor à cordes en sol majeur, la première d’Amleto consacre un compositeur de vingt-cinq ans auprès de la critique du temps, mais demeure lettre morte pour le public qui n’en retient que la marche funèbre d’Ophélie. En 1870, il s’éprend d’un texte de Victorien Sardou qu’il souhaite ériger en opéra, mais l’écrivain n’accorde pas ses droits à un musicien si peu connu dont beaucoup pensaient peu de bien (les mêmes qui voyait en Boito un mauvais compositeur). Il mène alors une carrière de chef mais aussi de pédagogue et de directeur de conservatoire, voyageant régulièrement, épris de la musique de Wagner dont déjà l’on entend quelques traces dans Amleto, et compose encore quelques opus instrumentaux, avant de s’éteindre à peine cinquantenaire, des suites d’une syphilis.

La résurrection d’une œuvre oubliée nécessite le plus grand soin, si l’on espère lui donner une nouvelle chance. Voilà qui n’a pas échappé aux autorités du Bregenzer Festspiele. En invitant le Chœur Philharmonique de Prague, dirigé par Lukáš Vasilek, qui nous vaut quelques moments d’une saine vaillance, elles ne se sont pas trompées. Encore fallait-il une distribution idéale pour défendre cette louable initiative. Là encore, nul ne saurait nier la complète réussite. Yasushi Hirano campe un Fossoyeur fermement projeté. Jonathan Winell livre un Hérault d’une formidable clarté, après avoir été le Roi Gonzague de La Trappola, la fameuse farce macabre avec laquelle Hamlet traque la culpabilité de son oncle.

Faccio convoque volontiers les basses : robuste Marcellus du Polonais Bartosz Urbanowicz dont le timbre sombre retient l’écoute, souple Horatio du Français Sébastien Soulès, imposant Polonius du Russe Eduard Tsanga, très directionnel, enfin le Spectre, confié à l’excellent Gianluca Buratto, maintes fois salués dans nos colonnes [lire nos chroniques du 11 février 2016, du 18 décembre 2015, du 17 janvier 2014, du 16 août 2012 et du 18 décembre 2010]. Souffrant aujourd’hui, le Milanais est remplacé par le Finlandais Mika Kares qui, chantant Timur dans Turandot au festival, s’est attelé au rôle le jour même pour l’assurer depuis la touche d’avant-scène : plus que d’un sauvetage parlons d’une incarnation vocale idéale, le timbre à la fois rond, caressant, inquiétant et d’outre-tombe, littéralement, magnifiant l’air de la vengeance comme son intervention pour enjoindre Hamlet d’épargner sa mère. Claudius, l’usurpateur, trouve un baryton zélé en Claudio Sgura qui lui prête une émission musclée, un aigu cuivré et le charisme adéquat – terrible Requie ai defunti, air presque buffa, ou encore dérisoire La colpa è colma, durant le tournoi.

Deux ténors s’affrontent à l’épée. Le jeune Paul Schweinester s’impose comme un Laërte fulgurant, timbre somptueusement clair, intonation hyper précise et présence incisive et bondissante, quand le rôle-titre est admirablement tenu par l’impressionnant Pavel Černoch, flamboyant. Le chanteur tchèque affirme une affinité proprement italienne, parfaitement à l’œuvre dans cet anti-héros belliqueux à souhait, fiévreux, sarcastique, au fil de numéros tout en nerf – il n’est qu’à se rappeler le contraste d’Essere o non essere pour s’en convaincre. Le public ne s’y trompe pas.

La très attachante Iulia Maria Dan offre une Ophélie inspirée au chant gracieux. La voix est large, l’aigu facile et l’art de la nuance infiniment cultivé. Après la caresse inouïe du legato consolateur dont elle abreuve l’hystérie d’Hamlet, son air de la folie, à la tendresse nauséeuse, laisse pantois – Ma quando saremo giunti al camposanto suspend la salle à ses lèvres. Enfin, Djamila Kaiser affiche grand format en Gertrude, mezzo-soprano lyrique à l’onctuosité flatteuse.

À la tête des Wiener Sinfoniker, Paolo Carignani révèle une œuvre qui, pour lui ressembler par moments, s’écarte souvent du sillon verdien, mettant ses pas dans ceux de Boito sans en emprunter la bigarrure, tout en renouant avec une inflexion donizettienne. À cette baguette experte du répertoire italien, la noblesse de ton du prélude n’échappe pas, ni les effets sacrifiant au grand opéra romantique français, la faconde mélancolique parfois proche d’un Tchaïkovski ou le panache wagnérien. Par une direction concentrée, impérative, qui cisèle jalousement les traits solistiques de la fosse, Carignani mène le drame bonne intelligence avec le plateau [lire nos chroniques du 22 juillet 2014 et du 8 décembre 2013].

Olivier Tambosi obéit à la structure de l’œuvre. Il signe une mise en scène leste, à l’instar des brefs numéros se succédant, durant environ deux heures et quart, à un rythme soutenu. Grâce au décor de Frank Philipp Schlößmann, il invente un interstice entre deux théâtres, avec le rideau de scène rouge fermant l’espace et ne s’ouvrant que pour les apparitions du Spectre. Dans les costumes de Gesine Völlm, les courtisans s’apparentent à des clowns tristes, les rôles arborent étoffes grandiloquentes auxquelles seul le prince n’adhère pas. Les danseurs apportent un souffle épique différent, sans envahir trop le concept général (chorégraphie de Ran Arthur Braun).

De fait, tout donne à penser que Tambosi connaît non seulement Amleto de Faccio et la pièce de Shakespeare (allusion claire au viol d’Ophélie par l’adolescent tourmenté), mais encore son modèle : la présence d’un œil en bordure inférieur de chaque manteau répond au paradoxe de l’apparence sur lequel glose beaucoup Hamlet, certes, mais pourrait bien renvoyer à la première version écrite par Thomas Kyd du drame oral où le roi ne succombe pas empoisonné par son frère mais de le surprendre dans ses ébats avec Gertrude – par les yeux cette vérité cruelle vide le cocu de son sang sous ceux, médusés, du fils dans les bras duquel il s’effondre mort. Outre ses stimulants indices, l’artiste réalise des images dont l’esthétique fait bon ménage avec la musique, comme les apparitions du fantôme sur un sol de miroir ou les funérailles d’Ophélie (Manfred Voss et Davy Cunningham signent les lumières).

BB