Chroniques

par katy oberlé

Siegfried
opéra de Richard Wagner

Deutsche Staatsoper Unter den Linden, Berlin
- 3 novembre 2022
3ème volet du RING (Wagner) de Dmitri Tcherniakov à Berlin : bof...
© monika rittershaus

Après quelques jours de vacances à la suite du prologue et de la première journée du nouveau Ring berlinois, qui furent l’occasion de retrouver les grands musées de la capitale prussienne, l’aventure reprend avec le troisième chapitre du grand œuvre wagnérien, Siegfried [lire nos chroniques du 29 et du 30 octobre 2022]. Retour dans les murs de l’institut de recherche comportementale, E.S.C.H.E., où cette fois Wotan, visiblement très fatigué par les années, erre en pardessus comme le fantôme du fringant directeur sur lequel tout reposait dans les deux autres pièces. Alberich, qui hante les caves et les tuyauteries à l’aide d’un déambulateur, n’est jamais loin pour emmerder le grand Manitou – dès lors que le président de la République français l’affectionne ouvertement, l’emploi de ce verbe n’a plus rien de choquant. Grandi dans un des boxes d’observation de ce laboratoire, Siegfried y est nourri par un bureaucrate étriqué qui n’est autre que Mime. Pas besoin de reforger Nothung quand il est si facile de détruire les objets de l’enfance pour s’affirmer adulte, semble dire Dmitri Tcherniakov à travers son travail, lorsque l’adolescent en jogging bleu, dont un aperçu de l’enfance toujours sous contrôle a été montré par la vidéo d’Alexeï Polouboïarinov, met le feu à son cartable et à son bon vieux doudou en peluche, et fait littéralement cuire les petites voitures avec lesquelles il ne jouera plus – le metteur en scène russe affectionne les questions tournant autour de l’enfance et de la famille, cet aspect le confirme. Un oiseau arrivera-t-il à pénétrer le blockhaus scientifique pour guider le héros vers la caverne du dragon ? À l’aide d’un exercice de relaxation, madame le docteur Waldvogel, psychothérapeute aux méthodes assez vagues, le conduit dans la méditation et fait éclore, tel une magicienne, l’expression de l’amour programmé pour Brünnhilde. En camisole de force, amené par deux infirmiers psychiatriques, survient Hannibal Lecter… enfin non, M. Fafner, voulais-je dire, pardon !!! Il n’y avait qu’un pas pour assimiler le dragon féroce au psychopathe cannibale du cinéma : le voilà franchi. Quant à la brave walkyrie, maintenue dans sa jeunesse éternelle, la léthargie punitive où papa l’a plongée est prétexte à une expérience sur le sommeil, tout simplement. Avec un historique des processus affiché sur le mur, la rencontre amoureuse de Siegfried et Brünnhilde n’est ici que la phase sexuelle d’un conditionnement – rien d’incohérent avec le scénario wagnérien où Wotan a tout programmé, en effet. Mais en limitant le grand duo à ce seul prisme, la dramaturgie et la musique peinent à se rencontrer. On en sort dans un sentiment d’inaboutissement, d’insatisfaction générale, voire, pour le dire autrement, de dîner de régime.

Aux commandes de la Staatskapelle Berlin – encore meilleure que lors des précédents épisodes ! – où il remplace Daniel Barenboim qui, pour des raisons de santé, dut renoncer à diriger, Christian Thielemann signe une approche très précise de Siegfried qui souligne à quel point une écriture pour le théâtre le caractérise. Globalement, le pas est alerte, contrairement à la langueur assumée du Rheingold. Les contrastes sont au rendez-vous, mais surtout, le chef, aguerri à ce répertoire, construit l’expressivité de chaque personnage par la ligne instrumentale et une fosse aux couleurs toujours raffinées, y compris dans les moments-clés que souvent ses confrères se contentent de brosser à gros traits. C’est un bonheur de chaque instant.

La distribution vocale se révèle être l’autre dispensatrice des plaisirs. Remarquée au printemps dernier dans le nouvel opéra d’Eötvös [lire notre chronique de Sleepless], Victoria Randem est un Waldvogel facile dont l’agilité surprend dans un format si généreux qui promet de grandes incarnations à venir. L’excellent Peter Rose livre en dragon un chant élégant qui convient parfaitement à l’option de mise en scène, loyalement défendue, en ce qu’il dessine la perversité du dangereux malade Fafner [lire nos chroniques de La damnation de Faust, Tosca, Eugène Onéguine, Der Rosenkavalier à Dresde et à Paris, puis de Parsifal à Vienne et à Toulouse]. Particulièrement incisif, grâce à une projection vaillante, l’Alberich de Johannes Martin Kränzle fait encore autorité [lire nos chroniques de Dionysos, Siegfried, Götterdämmerung, Die Meistersinger von Nürnberg à Glyndebourne et à Bayreuth, Der Ring des Nibelungen, A village Romeo and Juliet et De la maison des morts]. Le contralto hongrois Anna Kissjudit détient tout ce qu’il faut pour une grande Erda : la richesse de la couleur, le volume, le phrasé et la présence – bravo !

La prestation du baryton-basse Michael Volle en Wotan (Wanderer) se bonifie de soir en soir. Aujourd’hui, la ligne vocale est majestueuse et offre un réel confort à l’auditeur, atouts importants d’une incarnation essentielle dans les confrontations successives avec Alberich et Erda, de toute beauté. On retrouve également Stephan Rügamer en Mime persifleur, comme il se doit [lire nos chroniques d’Arabella, Le joueur, Königskinder, Das Rheingold et La fiancée du tsar]. C’est assez rare, mais le public berlinois goûte au privilège d’entendre une seule et même chanteuse dans le rôle de Brünnhilde durant ce cycle. On s’en réjouit, car au réveil de l’héroïne (Acte III) Anja Kampe prête une fraîcheur saisissante, engageant bientôt vers plus de lyrisme le duo tant attendu qu’elle habite d’une humanité évidente et bouleversante [lire nos chroniques de Der fliegende Holländer à Munich et à Milan, Fidelio à Baden Baden et à Munich, Parsifal à Barcelone, Berlin, Vienne et Paris, Die Gezeichneten, enfin de Die Walküre à Paris, Bayreuth et Budapest]. Enfin, l’immense Andreas Schager, salué dans le rôle-titre cet été au Bayreutger Festspiele [lire notre chronique du 13 août 2022], campe un Siegfried tout en vigueur et d’une énergie indomptable qui convainc haut la main [lire nos chroniques de Götterdämmerung, Gurrelieder, Daphne, Das Lied von der Erde, Die ägyptische Helena et de Siegfried à Madrid].

KO