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Chroniques
Die Walküre | La walkyrie
opéra de Richard Wagner
Retour à la racine du mal : pétrole = guerre politique + guerre économique. Dans le texte de présentation l'excellent Patric Seibert rappelle cette équation diabolique qui efface les frontières idéologiques entre Est et Ouest, communisme et capitalisme. De manière réaliste le décor unique représente un hangar et une habitation jouxtant un puits de forage. Plusieurs slogans politiques situent précisément temps et lieu : Bakou, Azerbaïdjan (lieu stratégique de l'industrie pétrolifère et creuset de la révolution bolchevique). Là où Chéreau-Peduzzi initiaient en 1976 une vision politique du Ring en tissant des liens avec la révolution industrielle, Castorf-Denič reprennent le flambeau en élargissant le prisme de la révolution de 1848 à celle de 1917 et plus généralement au vecteur politico-économique que constitue l'extraction du pétrole.
En dehors de cette toile de fond, la première journée pose au spectateur un certain nombre d'impressions paradoxales. Die Walküre est peut-être le volet le plus « opératique » du cycle (au point de pouvoir détacher les trois actes en autant d'opéras indépendants), mais étrangement c'est de ce Ring la soirée la moins intéressante. Contrairement à la mobilité scénique et à l'afflux d'idées de Rheingold [lire notre chronique de la veille], Castorf ne trouve pas cette fois le rythme et l'élan qui répondraient à l'énergie souterraine de l’œuvre.
Autre paradoxe : malgré un plateau superlatif (compte tenu des standards actuels, bien entendu), c'est l'orchestre qui triomphe. C'est un peu comme si tant de chanteurs talentueux mis côte à côte finissaient par s'annuler sans jamais provoquer d'étincelles. Comme tout le monde se surveille et s'applique à bien chanter sans se préoccuper de tenir son rôle, la scène est en berne et c'est de la fosse que surgit l'urgence et le drame. Kirill Petrenko reste à chaque instant très à l'écoute du plateau, évitant le piège qui consiste à faire des décibels le cache-misère d'une soirée mitigée.
Le décor se révèle vite encombrant et sans grand intérêt, s’agissant de le faire tourner sur lui-même, si ce n'est de manipuler à grands bruits les immenses battants du portail. Si originale la veille, l'utilisation de la vidéo semble ici plaquée et réduite à un zoom qui permet à l’œil du public d'accéder à l'intérieur du bâtiment. Tout le premier acte se déroule au milieu des bottes de paille, la découverte de Nothung se faisant de façon fortuite – on oublie trop souvent que chez Castorf, les artefacts wagnériens sont réduits à leur propre incongruité. Une pintade en cage observe l'embrassade des jumeaux, alors que la vidéo montre le mari trompé en train de ronfler… Tout ceci est d'un humour bon enfant, mais laisse le spectateur sur sa faim.
À l’Acte II le rideau s'ouvre sur un Wotan toujours sans bandeau sur l'œil mais portant fièrement une imposante barbe, version propriétaire terrien russe. Face à lui, Fricka joue ostensiblement sur le registre de la parvenue à l'idéal social urbain et raffiné. Tout comme les walkyries, elle porte une tenue antiquisante art déco assez voyante, telle qu’en portaient Theda Bara ou Greta Garbo au muet. La domination féminine inverse la hiérarchie sexuelle mise en scène dans Rheingold. Si Fricka fouette l'ouvrier qui la porte pour empêcher qu'elle ne marche dans le pétrole, Brünnhilde est perçue comme un double de son père – au diable casque ailé et cuirasse d'acier. Les péripéties qui s'enchaînent entre l'arrivée des jumeaux et la mort de Siegmund se déroulent dans une lénifiante lumière tamisée qui amoindrit la tension visuelle. L'irruption des walkyries écrase la mutinerie des ouvriers. Cette volière de parvenues et de cocottes demi-mondaines s'affiche triomphalement par-dessus les cadavres, tandis que le drapeau rouge sert de nappe de salon et qu’au sommet du puits l'étoile rouge prend des airs de music-hall. Le verdict de Wotan et l'endormissement de Brünnhilde sont beaucoup plus confus. La jeune héroïne se couche benoîtement tandis que Wotan met le feu au réservoir. Les flammes contrastent avec la jubilation naïve des slogans patriotiques qui vantent le productivisme et le modèle soviétique.
S'ils n'étaient abandonnés sur scène, on pourrait s'intéresser aux voix des jumeaux. Pris au piège de gestes conventionnels, Johan Botha (Siegmund) déploie comme un arc un bel instrument vidé de tout sens. Ce n'est que dans l'affrontement avec la Sieglinde incendiaire d'Anja Kampe que le ténor sud-africain gagnera du relief. Comment pourrait-il en aller autrement ? Malgré un vibrato envahissant dans le registre grave, elle se donne sans retenue et frôle à plusieurs reprises la limite de ses capacités. Peu importe, on n'a guère entendu de « O hehrstes Wunder ! » aussi possédé et fervent.
La Brünnhilde de Catherine Foster a fort à faire pour ne pas sombrer face à une telle torche vivante au III. Là où Anja Kampe joue justement sur la ligne consonantique pour exprimer le sentiment, le soprano anglais (dont ce sont les débuts à Bayreuth) paraît un rien désincarné, sans cette hystérie délirante qui fait la marque des grandes interprètes du rôle. Malgré une caractérisation trop neutre, elle gère parfaitement des moyens plus qu'honorables (ce qui l'attend dans les deux prochaines journées a de quoi effrayer).
Si le couple Brünnhilde-Sieglinde peut paraître inégal, le couple Brünnhilde-Wotan trouve un bien meilleur équilibre. Par rapport à hier, Wolfgang Koch gagne en stature. À la toute fin de son monologue, la transition entre sprechgesang et voix chantée est un modèle du genre. Une bonne endurance limite l'usure de l'aigu qui naît çà et là dans la conclusion de l'ouvrage. Le Hunding de Franz-Josef Selig ne force pas son talent, toujours impeccable et d'une noirceur subtile. Le groupe des walkyries doit lutter avec l'éparpillement d'un bout à l'autre du décor pour trouver une cohésion dans les attaques et les tenues. On se plait à repérer la présence de Nadine Weissmann, si impressionnante la veille, et de la jeune mezzo Julia Rutigliano.
Il faut chercher dans la fosse les secrets d'un plateau aussi équilibré. Avec une attention et un art consommés, Petrenko suit ses chanteurs au millimètre. L'ouverture du premier acte est étrange, parcourue de trous d'air, comme si la tension devait prendre un certain temps à se mettre en place. La suite est beaucoup plus satisfaisante. Le chef déploie des raffinements quasi-attendris, mais jamais mièvres ou doucereux. Dans sa globalité l'acte résonne de couleurs symphoniques fort pastorales, soutenues par des lignes claires et extatiques. Au II, la baguette ne ménage pas ses efforts là où la brillance est requise. Fin et aéré, le geste gagne également en matière quand il s'agit de faire surgir les tourbillons furioso de l'arrivée de Wotan. Tantôt par touches subtiles, tantôt par la liberté du volume, l'orchestre réalise des prouesses inestimables.
DV