Chroniques

par irma foletti

Siegfried
opéra de Richard Wagner

Teatro Real, Madrid
- 11 mars 2021
À Madrid, reprise du "Ring" (Wagner) de Robert Carsen
© javier del real

C’était bien largement dans le monde d’avant, nous avions eu la chance de vivre en 2007, à l’Opéra de Cologne, une expérience assez unique, Der Ring in zwei Tagen, soit la tétralogie wagnérienne complète en deux jours – le programme était très soutenu pour la reprise des productions de Robert Carsen créées in loco quelques années auparavant : Das Rheingold le samedi à 12h00, Die Walküre à 17h00 puis, le lendemain Siegfried à 10h00 et enfin Götterdämmerung à 18h00… un week-end très bien rempli !

Après avoir proposé les deux premiers volets du Ring depuis la saison 2018-2019, c’est au tour de Siegfried d’être accueilli au Teatro Real, en ces temps de pandémie. On retrouve avec plaisir la réalisation visuelle du metteur en scène canadien, remontée à Madrid par les soins d’Eike Ecker. À commencer par le campement de Siegfried et de Mime autour de leur caravane au premier acte. Le décorateur Patrick Kinmonth [lire nos chroniques d’Elektra, Orlando Furioso, Samson et Dalila, Die Gezeichneten, Daphne et L’opera seria], également chargé des costumes, a rassemblé de nombreux objets de récupération : des bidons, jerricanes, une vieille machine à laver délabrée où ont été rangés les débris de la glorieuse Notung, une baignoire dans laquelle se réfugie le peureux Mime, des bouteilles de gaz et même une bombe à ailettes à côté du four. Après que Siegfried a fondu, coulé puis forgé son épée et que, dans le même temps, Mime a préparé la soupe empoisonnée, celui qui ne connaît pas (encore) la peur tranche en deux morceaux la caravane pour conclure l’acte.

Le II montre une forêt de troncs coupés à mi-hauteur, dont on trouve l’explication lorsque le dragon Fafner paraît sous la forme d’une pelle mécanique géante descendue des cintres. Avec ce message de Carsen à propos de la déforestation, on se souvient du dépotoir du Rheingold où sacs plastique, bidons et diverses ordures jonchaient le fond du fleuve. Retour en intérieur pour la première scène de l’Acte III. La grande salle richement meublée vue dans Die Walküre est à présent à l’abandon : caisses de déménagement, draps posés sur les divans – Erda en émerge pour remonter à la surface de la terre – et de nombreuses pommes gâtées au sol… Freia a cessé sa cueillette depuis un bout de temps ! La scène finale offre un plateau très dégagé, Brünnhilde allongée au centre, quelques rares armures et casques répartis par terre et Siegfried qui enjambe très facilement, sans grand danger à vrai dire, la rangée de petites flammes en fond de scène.

Pour le rôle-titre, l’institution madrilène a convoqué un grand nom du chant wagnérien d’aujourd’hui, Andreas Schager qui compose un Siegfried parfaitement crédible en scène et à la projection insolente [lire nos chroniques de Götterdämmerung, Gurrelieder, Parsifal à Berlin puis à Paris, enfin de Das Lied von der Erde]. Les signes de tension remarqués en fin d’Acte I sur quelques aigus disparaissent par la suite, et l’aisance du ténor relève d’un total naturel, comme lorsqu’il effectue quelques pompes quand Mime tente de lui enseigner la peur. Même avec un réveil tardif en fin d’ouvrage, la Brünnhilde de Ricarda Merbeth se montre d’une rare générosité. Le vibrato est, certes, développé, mais l’engagement du soprano est électrisant [lire nos chroniques de Elektra à Nantes et à Paris, Der fliegende Holländer à Strasbourg et à Bayreuth, Lohengrin et Lear].

Andreas Conrad joue un Mime auquel on croit immédiatement, tant le personnage paraît une seconde nature pour le ténor. Le spectateur se délecte de son expressivité et l’auditeur apprécie la clarté de l’élocution [lire nos chroniques de Die Soldaten, Goya, Moses und Aron, Die Frau ohne Schatten, Das Rheingold, Die Zauberflöte et Boris Godounov]. On a déjà entendu meilleur Wanderer que le baryton-basse Tomasz Konieczny. La plupart de ses interventions sont élégantes et autoritaires, mais quelques notes sonnent tout de même de manière prosaïque, l’émission est un peu éloignée de ce qu’on peut attendre du dieu Wotan [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Tannhäuser, Das Rheingold à Munich et à Budapest, Die Liebe der Danae, Lohengrin à Paris et à Dresde, Die Gezeichneten et Fidelio]. L'Alberich de Martin Winkler est, en revanche, impeccable, avec une couleur et un style en adéquation à la brutalité de l’emploi [lire nos chroniques d’Eine florentinishe Tragödie, Götterdämmerung, Lulu à Munich et à New York, Der Kreidekreis et La pucelle d’Orléans]. Jongmin Park (Fafner) est sans reproche [lire notre chronique de Die Meistersinger von Nürnberg], Okka von der Damerau (Erda) soutient une riche tessiture d’alto [lire nos chroniques de Make no noise, Götterdämmerung, L’ange de feu, Un ballo in maschera, Karl V et Das Wunder der Heliane] et Leonor Bonilla fait entendre une jolie voix aérienne en Oiseau des bois [lire notre chronique de Le nozze di Teti e di Peleo].

Une mention, pour terminer, à Pablo Heras-Casado [lire nos chroniques d’Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny ainsi que des concerts du 14 janvier 2014, du 22 mars et du 11 septembre 2019]qui dirige un splendide Orquesta del Teatro Real. Nous avions entendu le chef principal du lieu au Festival d’Aix-en-Provence dans Die Zauberflöte, puis dans Carmen [lire notre chronique du 10 juillet 2017] ; ce soir, dans un répertoire très différent, la prestation est bluffante. La pulsation musicale semble comme un cœur qui bat, avec du relief, des nuances, un lyrisme exacerbé lorsqu’on l’attend. Et pourtant, la tâche n’est techniquement pas simple avec, pour respecter la distanciation physique entre musiciens, certains instrumentistes relégués dans les quatre premières loges de part et d'autre de la fosse – harpes et quelques percussions à jardin, plusieurs cuivres à cour. Dans ces conditions, certains effets de spatialisation du son s’avèrent enthousiasmants. Bref, un Siegfried unique !

IF