Chroniques

par katy oberlé

Tosca
opéra de Giacomo Puccini

Festspielhaus, Baden Baden
- 17 avril 2017
Kristine Opolais, superbe Tosca à Baden Baden, mise en scène Himmelmann
© monika rittershaus

Une nouvelle Tosca à Baden Baden vaut bien la peine qu’on traverse le Rhin. C’est avec plaisir que je m’installe dans la grande et confortable salle dont l’Osterfestspiele bat son plein, en ce lundi de Pâques. Tandis que mes collègues de la rédaction assistent en ce moment même auCrépuscule des dieux à Berlin, perspective peu réjouissante en ce jour de résurrection du Christ, et aux Troyens dans ma ville – une alternative à peine plus optimiste – que j’eus l’immense plaisir d’entendre samedi, avec son éventail de vedettes, c’est une Tosca d’une noirceur sans appel qui se déroule devant mes yeux [lire nos chroniques du jour, à la Deutsche Oper Berlin et à l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg].

Nous sommes bien dans une église en travaux. Les bâches masquent les murs, plusieurs tables occupées par des flacons de couleurs indiquent l’atelier du peintre : un artiste d’aujourd’hui, qui travaille parfois au pistolet, utilise une photo de son ordinateur et un rétroprojecteur pour envoyer le modèle de la fresque sur le mur. Au sol, l’esquisse de la pécheresse Madeleine, entre des roulantes couvertes de divers ustensiles. L’acte suivant nous emmène dans un immense bureau : à droite, des canapés, un guéridon avec tout ce qu’il faut pour boire et manger, à gauche la grande table de verre où siègent un ordinateur portable et un micro permettant de communiquer avec la salle de torture. Au centre, le fauteuil de commande du baron.

L’idée de la projection se développe : sur le mur du fond apparaît un alignement de caissons de type forteresse qui se transforment en images de caméra-surveillance. On voit des foules sur des places, dans le métro, des usagers dans des banques, dans des supermarchés, des gares, etc. Pendant le début de l’entrevue entre le peintre et le baron, c’est un gros plan sur Tosca qui donne la cantate. J’ai cru un instant qu’on allait aussi nous montrer la torture, mais non, la proposition reste de bon goût. L’acte final débute dans le bureau où git encore la dépouille de Scarpia, puis un rideau descend lentement à l’avant-scène, impressionnante grille derrière laquelle le garde-chiourme se devine. Si la scène de torture nous fut épargnée, l’exécution est servie sur ce plateau high-tech, et en gros plan – à juste titre, puisque l’ouvrage prévoit qu’elle ait lieu sur scène. Lorsque l’héroïne réalise la mort et l’ignoble duperie, les images de surveillance envahissent le mur, suggérant que la vidéo du meurtre a été visionnée. Le rideau remonte pour les derniers instants. Elle se suicide dans le bureau.

Qui habite cet espace que signe le décorateur Raimund Bauer ?
Dans des costumes contemporains confectionnés par Kathi Maurer, les personnages vivent le destin qu’on leur connaît. Angelotti arrive dans l’église, menotté dans le dos. Un gamin aide au nettoyage des brosses de Cavaradossi durant le papotage du Sacristain. C’est à ce petit, en admiration joyeuse de sa création, que le peintre raconte ses convictions d’artiste. Floria fait une entrée fracassante de beauté, grande silhouette en corsage rose, pantalon et long manteau lâche de soie légère, rouge, portant un bouquet d’arums blancs. Tout autre est l’entrée du chef de la police romaine. Avec sa fine moustache et ses bagouzes, tout de noir vêtu, chemise ouverte sur un torse bodybuildé, il a tout du gangster qui a pris en otage la sécurité de l’État. Ses acolytes sont coiffés exactement comme lui (perruque blonde et queue de cheval). Ils portent le même sigle rond et lumineux à droite du col et les mêmes lunettes. Cette équipée a quelque chose d’une secte.

Là, Philipp Himmelmann, dont à plusieurs reprises nous avons salué les mises en scène pertinentes [lire nos chroniques du 31 mars 2005, du 17 avril 2010, du 9 mai 2010 et du 29 juin 2013], mène un jeu de plus en plus cruel – le mélodrame de Sardou n’est pas tendre et l’opéra de Puccini peu recommandable aux mineurs ! De nombreuses idées sont bien vues. Insolent et libre, Mario s’assoit dans le bureau du Farnese pour picoler le vin du voyou au pouvoir. Il revient de la salle de torture en chaise à roulettes, mains tuméfiées, brisées. À partir de Vissi d’arte, Scarpia filme sa victime – atroce ! Elle ramasse au sol le couteau qui servit à couper les liens de l’accusé : c’est avec un des accessoires de la torture qu’elle tue son bourreau. Ce n’est pas dans la main du mort qu’elle doit chercher le sauf-conduit, mais dans la poche du pantalon, ce qui l’oblige à toucher ce corps encore chaud dont elle vient de retirer la vie au comble de l’excitation érotique. Pas de cierges ou signe de croix : loin de s’adonner à cette bondieuserie du final de l’acte, elle essaie de supprimer la mémoire de la caméra.

Aube sur la cité éternelle… Le gosse de l’église entre dans le bureau. Il se pose sur le fauteuil et le fait tourner – le pouvoir, quelle rigolade ! Voilà qu’il découvre le cadavre. Il entonne sa chanson dans une angoisse très prenante, avant que le Sacristain vienne chercher son chouchou. Une fois la grille descendue, Mario apparaît entre le public et ce mur infranchissable, la scène se réduisant à un étroit couloir, vraiment oppressant. Avec ses mains meurtries, il ne parvient pas à écrire sa lettre d’adieu. Pendant la vilaine petite marche macabre, les sbires installent la caméra qui doit filmer l’exécution – ignoble ! Le visage du condamné est recouvert d’un sac de toile. Un cylindre posé contre le crâne détruit sans bruit son cerveau, proprement. La garde rapprochée du baron n’en a rien à battre de sa mort : la disparition de Scarpia ne changera rien, ils sont en place et entendent le rester, la dictature policière durera. Après avoir bien ri du suicide de Floria, ils s’offrent une bonne bouteille, pour fêter ça.

Le casting est inégal mais s’en sort plutôt bien, globalement.
Peter Rose fait un bon Sacristain, le Spoletta de Peter Tantsits est accroché comme il faut et la basse ukrainienne Alexander Tsymbalyuk, salué à Bastille dans ce rôle [lire notre chronique du 23 septembre 2016], est luxueusement distribuée en Angelotti, quand on sait qu’il est un Godounov magistral [lire notre chronique du 30 juillet 2013]. Composition théâtrale effrayante de Marco Vratogna : d’une voix robuste, parfois brutale, le baryton italien donne un Scarpia infernal, probablement cousin de son Iago [lire notre chronique du 29 janvier 2016]. Cet automne (article cité plus haut), le fabuleux Marcelo Álvarez était Mario à l’Opéra national de Paris qui l’engage régulièrement, pour notre plus grand plaisir [lire nos chroniques du 3 décembre 2009 et du 2 mai 2013]. On retrouve aujourd’hui son timbre flamboyant dans l’Acte I qu’il nuance divinement. Au II, la fougue de Vittoria ! est bouleversante, mais l’excès de véhémence par trop vériste à la fin d’E lucevan le stelle gâche les trésors de douceur qui habitaient cet air sublime. A contrario de l’impression laissée par l’enregistrement de Kaufmann [lire notre critique du CD], Kristine Opolais se révèle une Tosca de rêve. La voix est onctueuse dans les duos amoureux, autoritaire et fulgurante dans le duel avec Scarpia, débordante d’émotion dans le dernier acte. L’un des plus beaux espoirs de la sphère lyrique actuelle [lire nos chroniques du 24 juillet 2016 et du 4 janvier 2014] livre un Vissi d’arte d’anthologie.

À la tête des Berliner Philharmoniker, instrumentalement exceptionnels (ces bois, ces cuivres !...), Simon Rattle ouvre l’action dans une rapidité diabolique. Mais cela s’érode vite. Il insiste sur la modernité cinglante de l’acte central, où il fait entendre des choses peu habituelles, mais distord souvent les tempi sans qu’on comprenne pourquoi, ni musicalement ni théâtralement. Pétard mouillé, donc… Bravo aux jeunes voix du Cantus Juvenum Karlsruhe (Anette Schneider) et aux choristes du Philharmonia Chor Wien (Walter Zeh).

KO