Chroniques

par gilles charlassier

Parsifal | Perceval
Bühnenweihfestspiel de Richard Wagner

Gran Teatro del Liceu, Barcelona
- 10 et 12 mars 2011
Christopher Ventris, Parsifal, tend la main vers Evelyn Herlitzius, Kundry
© a. bofill

Le dernier ouvrage lyrique de Wagner, conçu spécialement pour le sanctuaire de Bayreuth, inaugure pour le compositeur un genre nouveau, le Bünhenfestpiel ou drame sacré. Une certaine fidélité aux intentions originelles implique généralement un travail scénographique particulier, propre à rendre compte de la dimension cultuelle de Parsifal. Dans la nouvelle production commandée par le Gran Teatro del Liceu, Claus Guth a choisi d’en profaner le halo de religiosité et de proposer une lecture que l’on pourrait qualifier de romanesque.

Le dispositif unique de Christian Schmidt dévoile au fil de ses rotations trois espaces sur deux niveaux qui reçoivent des assignations topographiques évolutives tout au long de l’opéra. Si la transposition de l’intrigue dans un décor de sanatorium évoque La Montagne Magique, la référence au roman et aux préoccupations esthétiques et eschatologiques de Thomas Mann – et de son époque – ne se limite pas à un principe réfracteur. Le metteur en scène allemand cherche d’abord à faire ressortir les germes narratifs inhumés dans l’hypnotisme religieux baignant Parsifal et à nous raconter une histoire.

Peu avant la fin du prélude, le père de famille, Titurel, montre son agacement devant l’ambition et la jalousie de Kingsor à l’égard d’Amfortas, le fils préféré. Klingsor, ulcéré, claque la porte du foyer paternel. Derrière un voile, cette scène présente la situation originaire du drame. Au premier acte, Gurnemanz, chapelier de Montsalvat, l’hospice où sont soignés les chevaliers du Graal blessés par les combats successifs, l’un devenu aveugle, l’autre boiteux, un autre encore amputé de l’un de ses membres, relate tel un narrateur les faits qui ont conduit à la situation présente. Les pensionnaires, agenouillés, se flagellent, tournés vers le Seigneur, sous le regard un rien autoritaire de Gurnemanz, un peu façon Opus Dei. Les deux premiers cavaliers, médecins, annoncent l’arrivée d’Amfortas, enveloppé dans un peignoir blanc, lequel doit aller prendre son bain sédatif, espoir quotidien de répit pour le roi malade. Un cygne s’échoue, blessé, et Gurnemanz, après avoir gourmandé le meurtrier inconscient, Parsifal, invite l’innocent à assister à l’office, afin de mettre à l’épreuve celui qu’il espère être l’élu qui pourra sauver Amfortas.

Ici, der Raüm ist Zeit (l’espace se fait temps). Et Claus Guth fait tourner le dispositif scénique, imprimant une mobilité narrative inédite à la grande scène finale. On voit un monsieur en habit, Titurel coiffé d’un haut-de-forme, monter péniblement l’escalier jusqu’à la chambre d’Amfortas, frapper à la porte, et réclamer que l’on dévoile le Graal. Mais Amfortas manifestera de la résistance. Puis, dans la grande salle de l’établissement, les pensionnaires – les chevaliers du Graal – en tenue de soirée, sont réunis autour d’un gramophone et munis de calices, afin de recueillir la voix et le sang du Graal, susceptibles de les restaurer. À l’issue de la cérémonie, Titurel est ragaillardi tandis qu’Amfortas éprouve les grandes difficultés à marcher qui étaient celles de son père avant l’exhumation du divin. Le mystère du Graal n’est ici que la rédemption du père par la souffrance du fils.

Au deuxième acte, celui de Kundry, le château maléfique de Kingsor prend des allures de cabaret berlinois des années folles. Le traitement scénographique se révèle efficace, à défaut d’être original. Au milieu des filles-fleurs, des robes longues et des plumes, Parsifal jure en chemise blanche souillée de sang, après avoir combattu les chevaliers de Klingsor. On lui remet une veste de smoking pour l’inviter à se joindre aux festivités. Du haut de la rampe d’escalier, Kundry interpelle le héros. Elle lui parle de sa mère, Herzeleide, pour le séduire. Ayant goûté à la chair féminine, il comprend la souffrance d’Amfortas et renverse le sortilège de Klingsor, d’un geste de la main soutenu par le projecteur.

Dans les projections vidéographiques qui jalonnent l’opéra, les jambes du pèlerin, d’abord nues sur l’herbe fraîche au premier acte, sont revêtues au deuxième, mais chaussées seulement au troisième. Le procédé suggère l’initiation du chaste fol, en contrepoint visuel de la progression du drame. Dans le dernier acte, le sanatorium est dévasté, les lits renversés et le contingent des chevaliers décimé. Au milieu du désastre, Gurnemanz est le seul à garder espoir. L’arrivée de Parsifal, en Wanderer farouche dissimulé sous la bure, comble l’attente en ce jour de Vendredi Saint. Des images de groupes humains, dans les activités et les préoccupations les plus diverses, des moissons à la guerre et l’exil, viennent illustrer les propos de Gurnemanz : en cette heure sacrée « Mittag. Die Stunde ist da » (Midi. L’heure est venue) ; tous les hommes se tournent fraternellement vers le sacrifice du Christ. Ayant endossé l’uniforme du roi, Parsifal guérit Amfortas, lequel se réconciliera avec son frère Klingsor, sur un banc, tandis que Kundry, valise à la main, quittera les lieux, son rôle de médiatrice accompli.

La lecture de Claus Guth ne livre pas d’intentions herméneutiques partisanes, c’est ce qui fait sa grande qualité. En s’inspirant de l’ambiguïté des romanciers, le metteur en scène allemand rend perceptible une ambivalence dans le discours wagnérien qui échappe généralement aux interprétations plus engagées. Il pourrait être tentant de lire le progrès de l’intrigue en parallèle de ceux de l’histoire de l’Allemagne entre la fin de la Grande Guerre et l’avènement d’Hitler au pouvoir après les désordres de la crise, le deuxième acte se déroulant au cours des années folles. L’uniforme de Parsifal au dernier acte n’est certes pas sans ressemblance avec celui des nazis. Mais s’agit-il d’une simple illustration critique de la récupération par le IIIe Reich d’un certain germanisme disséminé dans l’œuvre de Wagner ? Il ne faut pas oublier que toute l’histoire est, en fin de compte, celle de la réconciliation entre les deux frères ennemis. La jalousie fraternelle remonte en fin de compte jusqu’à Abel et Caïn, tout autant que la réconciliation est aussi celle du Bien et du Mal, dans une sorte de sursomption néo-hégélienne. Le flux narratif n’anesthésie pas le travail réflexif chez le spectateur. En plaçant au second plan l’explicite philosophico-religieux, Claus Guth libère des interrogations, des chemins sur lesquels le spectateur est invité sans être contraint.

Une telle perspective met particulièrement en avant le rôle de Gurnemanz. Eric Halvarson en est un interprète charismatique. Le grondement de désapprobation face au lynchage de Kundry ne souffre aucun artifice : il y a dans ce um tout ce qu’il faut de rudesse presque colérique et qui est comme l’idiome du personnage. Certes, la subtilité n’est pas la première qualité de la basse américaine. On peut espérer plus de nuances, mais l’autorité naturelle qui se dégage de cette voix profonde occulte aisément le trémolo incident qui affecte çà et là le tréfonds du registre. La longue scène narrative du premier acte ne subit aucune baisse de régime ; bien au contraire, Halvarson captive le spectateur comme peu savent le faire.

Le rôle-titre est tenu ce soir par Christopher Ventris. L’allure un peu pataude du ténor britannique sied tout à fait au chaste fol et à sa niaiserie. Au troisième acte, l’instrument subit les craquèlements reconnaissables d’un héroïsme qui brise la chrysalide dans laquelle la naïveté le retenait jusqu’alors. Evelyn Herlitzius chante une Kundry très typée. L’efficacité de la couleur vocale, où se mêlent le benjoin et l’encens, ne saurait être contestée. On ne peut reprocher au soprano allemand sa méconnaissance des grands traits du personnage, la sollicitation de la poitrine correspondant tout à fait à un certain stéréotype de la femme tentatrice. Boaz Daniel étant indisponible, c’est à Egils Silins que l’on a fait appel pour incarner Amfortas. La basse lettonne fait une certaine impression dans le rôle du roi malade. Ante Jerkunica révèle un Titurel moins monolithique qu’à l’accoutumée, de même que John Wegner s’abstient de la caricature de noirceur et de maléfice que l’on exige souvent de Klingsor. Les deux premiers cavaliers sont interprétés par Vincenç Esteve Madrid et Kurt Gysen, les quatre écuyers par Ana Puche, Inés Moraleda, Antonio Lozano et Jordi Casanova. La vivacité donnée à la scène des filles-fleurs semble déstabiliser ces dernières (Estefania Perdomo, Ana Puche, Inés Moraleda, Beatriz Jiménez, Michelle Marie Cook et Nadine Weissmann).

La direction musicale de Michael Boder se montre sensible à l’approche dramaturgique de Claus Guth. D’aucuns jugeront que le chef allemand n’est pas un grand wagnérien. Certes, il ne prend pas le parti de souligner les transparences et les luminosités mystiques de la partition, et se tourne davantage vers ses couleurs orchestrales, mettant en valeur celles de la formation de la maison. Les cordes de l’Orquestra Sinfónica del Gran Teatre del Liceu révèlent une douceur qui agit comme un baume. L’écriture de la fin de l’Acte I, mêlant chœur et orchestre, semble regarder vers la musique française – entre autres le Requiem de Fauré. La connaissance du fonctionnement de l’univers motivique de Wagner n’échappe pas à Boder qui s’en sert pour élaborer un tissu narratif d’une souplesse et d’une efficacité remarquables. Parsifal est désacralisé, mais cette profanation révèle des beautés forcloses par des lectures plus rituelles. Le Chœur du Gran Teatre del Liceu réalise un bon travail sous la houlette de son chef, José Luis Basso.

Pour la dernière représentation à Barcelone, samedi 12 mars, Klaus Florian Vogt incarne un Parsifal plus innocent. L’exceptionnelle clarté de timbre du ténor allemand infléchit le rôle vers plus d’humanité, sans pour autant sacrifier la vaillance, jamais prise en défaut. Anja Kampe révèle une Kundry plus subtile, plus féminine aussi, tandis que Hans Peter König compense par un sens des nuances une puissance moins impitoyable. Alan Held campe un Amfortas de caractère tandis que Boaz Daniel se garde de toute caricature. La production traversera Pyrénées et Alpes pour arriver sur la scène de l’Opernhaus de Zurich en juin et juillet prochains.

GC