Chroniques

par bertrand bolognesi

Sleepless | Insomnie
opéra-ballade de Péter Eötvös

Grand Théâtre, Genève
- 31 mars 2022
À Genève, création du nouvel opéra de Péter Eötvös : SLEEPLESS
© gianmarco bresadola | staatsoper berlin

Alida et Asle n’ont pas encore l’âge de la bague au doigt. L’attirance qui les guide l’un vers l’autre n’attend pas. Le père de l’adolescent s’est perdu en mer. Sa mère vient de s’éteindre. Il n’a plus personne au monde. La jeune fille n’a guère de souvenir de son père, qui quitta la maison lorsqu’elle était petite. L’entente n’est pas idéale avec Herdis, sa mère qui lui préfère sa sœur, plus blonde, plus docile et (forcément) plus belle. Le couple s’est installé dans une remise à bateaux. Alors que leur bébé naîtra bientôt, l’héritier de la bâtisse les en expulse, à la fin de l’automne, par temps d’incessante pluie glaciale. Les malheureux demandent l’hospitalité à la mère d’Alida qui n’est qu’insultes et cris d’orfraie. Ils n’y restent qu’une nuit et s’emparent au matin de ses économies. Sur une barque dérobée, les amoureux gagnent l’autre rive du fjord, où personne ne les connaît, où ils construiront leur nouvelle vie.

Bjørgvin n’a rien d’accueillant. Personne n’accepte de leur louer une chambre. Ils ont froid. Tout n’est qu’adversité dans ce port rebutant, peuplé de créatures brutales assis sur une morale tant hypocrite que pratique pour leur refuser tout aide. Asle et Alida, dont le ventre gros fait scandale, ne sont pas d’ici ; jamais ils ne sauraient l’être. À l’auberge du coin, on ne moque d’eux, quand on ne tente pas de soutirer quelque argent du garçon qui précieusement gère le peu qu’il garde en poche. Unique recours : s’installer de force chez la vieille demoiselle. Les choses tournent mal, de plus en plus mal. Après la disparition de cette logeuse malgré elle, le bébé s’annonce, la délivrance est imminente, il faut de l’aide. Le futur papa fonce dans la nuit, dans la ville, apprend que celle dont ils ont forcé la porte n’est autre que la sage-femme… qu’il eut donc mieux valu ne point tuer.

Car voilà bien où la mène la misère : tuer. Tuer le propriétaire de la remise à bateaux. Tuer Herdis. Tuer la vieille demoiselle accoucheuse. Dans un quartier plus lointain, Asle trouve une autre sage-femme, mais à Bjørgvin l’on commence à jaser : le couple est installé chez l’aînée qui n’est pas là à l’heure où elle est toujours chez elle et qui ne peut pas assister la parturiente. Le silence du vieillard qui a tout compris s’achèterait d’une chope de bière. Combien de chopes, pendant combien de jours… Asle veut acheter des alliances, mais c’est un bracelet de perles bleues montées sur l’or le plus jaune qui l’envoûte. Il est pris. Il est pendu. Alida n’en sait rien, toute à la découverte des premières joies de mère avec son petit Sigvald.

D’Insomnie, premier récit du triptyque écrit entre 2006 et 2013 par Jon Fosse, dont l’œuvre inspirait il y a quelques années un opéra de Georg Friedrich Haas [lire notre chronique du 12 juin 2008], le livret de Mari Mezei suit prudemment la trame narrative, laissant tout soin à Péter Eötvös de suggérer les meurtres par la tension musicale. Dans les grandes phrases de la narration du romancier et dramaturge norvégien, le musicien a puisé l’élan d’une épopée-désastre où interviennent des forces secrètes. Le raffinement de l’écriture impose le mystère quand, à l’inverse, la mise en scène de Kornél Mundruczó abolit tout non-dit, montrant dès lors Asle dans toute sa violence. Avec la complicité de Felice Ross à la lumière et de Monika Pormale pour la scénographie et la vêture, le cinéaste hongrois invente la vie à Bjørgvin dont il appuie chaque caractère, tel qu’on le fait dans un conte cruel. L’univers qu’il déploie sur la scène du Grand Théâtre de Genève, commanditaire de l’œuvre avec la Deutsche Staatsoper de Berlin où elle fut créée le 28 novembre 2021, affiche un franc cousinage avec ceux de White God (Fehér isten, 2014), qui d’ailleurs invitait la musique comme recours magique, et surtout de La Lune de Jupiter (Jupiter holdja, 2017), montrant les mésaventures d’une oppressive illégalité forcée, comparable à l’argument de Sleepless. Dans une impressionnante carcasse de saumon, montée sur tournette avec son côté peau et son côté chair, se joue le destin des jeunes gens. La vie du fjord repose entièrement sur la pêche : l’économie est ici le seul maître à qui chacun doit sacrifier. Aux nombreux commentateurs du roman originel – Andvake, Olavs draumar et Kveldsvaed (Det Norske Samlager, Oslo, 2007-2014), traduction française de Terje Sinding sous les titres Insomnie, Les rêves d’Olav et Au tomber de la nuit (Circé, Strasbourg 2009-2016) – qui le présentèrent comme une histoire d’amour en fable biblique s’oppose son évident ancrage dans un réalité sociopolitique clairement définie qui ne laisse aucune place à l’humain. Aux fantômes d’alors sourire à ceux qu’ils aiment derrière un nuage, une vitre, ou d’offrir le bracelet perdu, quand ils ne les attirent pas dans les flots…

Conçu en treize scènes réparties sur deux actes, l’opéra-ballade de Péter Eötvös conjugue un souffle orchestral puissamment étiré, très lyrique, et des dialogues succincts, sur le modèle stylistique du triptyque de Fosse où les échanges entre personnages contrastent par la brièveté avec le flux inépuisable de la narration. En contractant certains protagonistes en un seul, le livret gagner en dynamique ce qu’il perd en nuances. Par le recours à un sextuor vocal féminin placé en surplomb de la fosse, de chaque côté du cadre de scène, le compositeur propulse l’écoute dans la réflexion intérieure d’Alida, mais aussi dans un ailleurs imprécisément mythologique qui fascine, tandis que sur le plateau le sextuor masculin incarne parfaitement l’égoïste bêtise de l’espèce humaine, si contente d’elle. En deux heures, le parcours d’Alida, future mère du fils d’Asle puis compagne d’Asleik, de vingt-cinq ans son aîné, avec lequel elle retourne au pays, s’accomplit tel une ascension vers le premier amour, l’âme sœur que la mort ne peut éloigner. Osons toutefois envisager que l’ouvrage gagnerait à s’épanouir dans un format moins restreint, laissant respirer plus amplement la seconde partie (elle réunit les deuxième et troisième récits). Tel qu’affirmé dans Parlando rubato paru aux Éditions MF [lire notre critique de l’ouvrage], chaque nouvel opéra est, pour Eötvös, réinvention absolue de son savoir-faire. Ainsi cette ballade fait-elle usage de sonorités nouvelles, parfois à travers un folklore musical imaginaire, outre qu’on ne résiste pas au ronronnement clarinettistique du petit félin câliné. Si le livret n’évoque guère la dynastie de ménétriers dont Asle est issu, il revient à la partition de le faire à plusieurs reprises. De fait, c’est dans une partie de violon seul que Sleepless s’achève et que la vieille Alida rejoint son amoureux d’autrefois.

Deux sextuors vocaux et dix solistes sont réunis. Outre l’habile cohésion du groupe invisible formé par Samantha Britt, Kristín Anna Guðmundsdóttir, Kirsten-Josefine Grützmacher, Rowan Hellier, Nicole Hyde et Alexandra Yangei, saluons les joyeux butors du bar Orion : Fermin Basterra, Jonas Böhm, Sotiris Charalampous, Rory Green, Jaka Mihelač et Matthew Peña. Les chanteurs endossent ici des rôles sur-mesure. On applaudit le ténor lumineux de Siyabonga Maqungo en Joaillier, la basse fermement projetée de Jan Martiník en Aubergiste [lire notre chronique du Vin herbé], le baryton nuancé de Roman Trekel en Pêcheur [lire nos chroniques de Pelléas et Mélisande, Tannhäuser et Le nozze di Figaro], le mezzo-soprano efficace de Katharina Kammerloher en Mère d’Alida [lire notre chronique de Gioas, re di Giuda], le timbre enveloppant du baryton-basse Arttu Kataja en Alseik et l’agile colorature du soprano Sarah Defrise en Fille [lire notre chronique de La Cenerentola]. Deux présences brûlent les planches : celles du baryton islandais Tómas Tómasson dont l’Homme en noir hante le conte de ses idéales raucités [lire nos chroniques de Celan, Wozzeck, Rigoletto, Mazeppa, Lear, Der Vampyr et Das Wunder der Heliane] et d’Hanna Schwarz qu’on ne présente plus, Vieille Demoiselle fort touchante [lire nos chroniques de L’Upupa, Götterdämmerung, Die Dreigrochenoper, Die Soldaten et La dame de pique]. Enfin, les parties d’Alida et d’Asle bénéficient d’incarnations magistrales grâce au grand talent et au beau matériau de Victoria Randem, dont le timbre impose des générosités irrésistibles, et de Linard Vrielink, ténor incisif à souhait dont la souplesse d’émission fait florès en une sorte de Kohlhaas moderne (Kleist, 1808) voguant vers la catastrophe [lire nos chroniques de Tristan und Isolde et de Fidelio] – son humble barque s’appelle Here comes trouble…

À la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande en bonne santé, Péter Eötvös mène lui-même son nouvel opéra [lire nos chroniques de Trois sœurs à Lyon, Zurich et Francfort, du Balcon à Toulouse, Besançon, Bordeaux et Paris, d’Angels in America, Lady Sarashina, Die Tragödie des Teufels, Love and other demons, Der goldene Drache à Francfort puis à Buxton, enfin de Senza sangue], quelques semaines après la première française de Sirens’ Song à Strasbourg [lire notre chronique du 9 mars 2022]. Le Grand Théâtre de Genève donne encore trois représentations de Sleepless (2, 3 et 5 avril), ne le ratez pas !

BB