Chroniques

par bertrand bolognesi

Dionysos
opéra de Wolfgang Rihm

Salzburger Festspiele / Haus für Mozart
- 5 août 2010
Johannes Martin Kränzle est Nietzsche dans Dionysos de Rihm à Salzbourg
© ruth walz

Outre la riche programmation d’opéras que chaque mélomane attend de lui, le prestigieux Salzburger Festspiele offre cette année, en une série de concerts qu’il a baptisée Kontinent Rihm, plusieurs œuvres du compositeur allemand qu’il accueillait en résidence il y a dix ans. Ainsi, après la première de Dionysos (mardi 27 juillet), le nouvel ouvrage lyrique de Wolfgang Rihm, ici coproduit par la Deutsche Staatsoper Unter den Linden (Berlin) et le Nederlandse Opera (Amsterdam), le public peut-il approfondir son approche à travers une dizaine de rendez-vous où sont donnés les Quatuor à cordes n°5 et n°10, les Alexanderlieder et le Wölfli Liederbuch, Tutuguri, Chiffre III, Cantus firmus, Ricercare, Gesungene Zeit [lire notre chronique du 28 novembre 2008], Séraphin-Sphäre, Ernster Gesang, Quid est Deus, Jagden und Formen et Et lux [lire notre chronique du 17 novembre 2009].

On ne manquera pas de rappeler l’inspiration particulière que puise Wolfgang Rihm dans le destin de grands artistes mentalement dérangés, désormais entrés au panthéon des grands fous géniaux. Du poète et dramaturge français Antonin Artaud au brut suisse Adolf Wölfli – sur qui s’est également penché Georges Aperghis [lire notre chronique du 23 septembre 2006] – en passant par le germano-balte Jakob Lenz [lire notre chronique du 11 avril 2006] et l’immense Friedrich Hölderlin dont le troublant Brot und Wein n’aura pas manqué de nourrir la pensée d’un autre philosophe, né un an après la mort de ce dernier : Friedrich Nietzsche.

Car ce Dionysos – sous-titré Scènes et dithyrambes et indiqué « fantaisie d’opéra » plutôt qu’opéra, induisant une mise à distance du genre dont il conviendra cependant de ne pas radicaliser le sens à ce qu’on appelle « théâtre musical » – immerge ses cinq grandes scènes dans les ultimes délires nietzschéens, tout emprunts de culture antique (rappelez-vous cet Œdipe de 1987 qui, sous la plume de Rihm, déjà parcourrait Nietzsche et Hölderlin), jusqu’à confondre avec la légendaire Ariane la dévouée (quoique de toute autre manière dérangée tout autant) Elizabeth, sa propre sœur aimante, pour ne pas oser dire amoureuse.

Puisant directement dans les mots de Nietzsche, ceux des Dionysos-Dithyramben dont il a cousu une trame fragmentée, le compositeur a conçu lui-même le livret, plutôt que de chercher appui dans la littérature, convaincu, comme d’ailleurs nombre de ses collègues, qu’un texte se suffisant à lui-même entrave la naissance de la musique. De fait, le résultat, pour n’en pas moins surprendre, s’inscrit bien dans les travaux de Rihm en ce qu’il se garde de conclure, laissant des possibilités infinies s’ouvrir à l’imaginaire de l’auditeur.

C’est aussi le grand mérite de la délicate mise en scène de Pierre Audi, avantageusement soutenue par les décors du peintre allemand Jonathan Meese – à situer dans une mouvance néo-expressionniste enthousiaste, là encore, mais d’une tout autre acception de celle de Daniel Richter abritant ici même la Lulu de Berg [lire notre chronique de la veille] – et les costumes de Jorge Jara : stimuler la poésie de chacun, pourrait-on dire, tout en s’affirmant discrètement personnelle. On en saluera certaines idées particulièrement porteuses, comme cette eau solidifiée sur laquelle N. (le personnage ne s’appelle pas explicitement Nietzsche) rame inexorablement.

L’œuvre convoque plusieurs voix dont il faut saluer Elin Rombo (soprano), Virpi Räisänen (mezzo-soprano) et Julia Faylenbogen (contralto) donnant trois nymphes dont l’équilibre vocal est indiscutable, et, surtout, l’Ariane de l’agile Mojca Erdmann que l’incroyable colorature, si facile, ne prive pas d’un bas-médium parfaitement audible, ce qui demeure rare. Assumant certaines prouesses, le ténor Matthias Klink (Un visiteur, puis Apollon), pour s’avérer vaillant, livre un chant volontiers nuancé, infléchissant parfois la phrase jusqu’en voix mixte. Enfin, N. est incarné par Johannes Martin Kränzle en possession du timbre idéal pour un tel personnage, une couleur d’une étrangeté qui, à elle seule, dit plus que les mots – « Ich bin dein Labyrinth… » –, de même que les terribles borborygmes gutturaux induits par la partition.

Une partition fermement défendue par Ingo Metzmacher à la tête du Deutsches Sinfonieorchester Berlin. Il en révèle adroitement le caractère symphonique et l’écriture des plus cultivées – dans la maîtrise, bien sûr, mais aussi dans les citations toujours porteuses de sens dont aime à jouer le compositeur.

BB