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Chroniques
Daphne | Daphné
tragédie bucolique de Richard Strauss
Nous le rappelions tout récemment : Richard Strauss naquit le 11 juin 1864, il y a donc exactement cent cinquante ans, ce que quelques maisons d’opéra européennes, plusieurs orchestres et sociétés de concert, ainsi que des labels discographiques ont décidé de célébrer [lire notre chronique du 11 juin 2014]. Plutôt que de reprendre les productions anciennes disponibles à son magasin (Elektra, Der Rosenkavalier, Arabella), le Théâtre du Capitole, sous l’impulsion de Frédéric Chambert, son directeur artistique, s’est lancé dans cette belle aventure qui consiste à servir un ouvrage rare que le public ne connaît pas ou connaît mal ou au disque uniquement.
Créé à Dresde à l’automne 1938, Daphne demeure en marge, dans la production straussienne, alors que tous les amateurs s’entendent à en approuver les évidents trésors musicaux, sinon les indéniables qualités dramaturgiques (à défaut de les pouvoir constater de visu). Ainsi ces dix dernières années ne nous auront-elles livré que l’assez terne enregistrement de Bychkov avec Renée Fleming [lire notre critique du CD] et celui, flamboyant, de Stefan Anton Reck avec June Anderson [lire nos critiques du DVD et du CD] – si palpitant soit-il, il ne détrône pas la gravure de Bernard Haitink (avec Lucia Popp, 1982) et moins encore le témoignage de Karl Böhm, référence absolue (avec Hilde Güden, 1964).
Réunir un metteur en scène qui équilibre attentivement ses inspirations et un chef avant tout soucieux de répondre aux exigences du compositeur favorise la « réhabilitation » de l’œuvre, pour ainsi dire, ce que prouve le succès qui lui est fait ce soir par un public dont la majeure partie s’est forcément trouvée dans une situation de découverte. Loin d’imposer au mythe une transposition temporelle, comme il le fit de ses Samson et Dalila et Gezeichneten [lire nos chroniques du 21 novembre 2012 et du 27 avril 2013], Patrick Kinmonth installe l’action sur un rocher de carton-pâte, à l’ancienne, où siège un tombeau ; la mort est là, « sans laquelle nous ne pourrions pas faire pleinement l’expérience de l’amour, de la beauté, de la joie » nous dit-il dans sa note d’intention (brochure de salle). La chose n’est toutefois pas si simple, puisque le plateau est visible lorsque les spectateurs prennent place, ce qui en met d’emblée l’esthétique à distance, tout en partageant par-delà la fracture scène/salle les préparatifs – ceux des bergers assemblés qui fêteront Dionysos (l’intrigue), ceux des instrumentistes s’accordant en fosse avant d’honorer la musique de Strauss (sa transmission par l’art), enfin ceux des mélomanes eux-mêmes, dont certains papotent de façon plus ou moins excitée, exhibant parfois bijoux, colifichets ou minois soigneusement poudrés pour l’occasion (la réception de l’art, mais encore la représentation sociale qui l’accompagne et qu’immanquablement vérifie un théâtre d’opéra). Outre d’autoriser ensuite une mise en scène traditionnelle – que faire d’autre ?... – et de détendre les rangs où s’installe dès lors une complicité inattendue, ce procédé ingénieux met avantageusement en perspective les fonctions sacrées de l’art, en parfaite résonnance avec le sujet de Daphne.
Une assez longue déambulation des figurants précède les premières mesures, laissant voir la scénographie (Kinmonth signe costumes et décors), l’eau à la base du tertre serti dans une grotte aux vastes proportions sur les parois de laquelle scintille le reflet des ondes, de plus en plus prégnant au fil de la soirée. Une austère façade de temple fascisant (Appollo s’y dessine en lettres d’or) descend pour le meurtre de Leukippos, une stèle sourd du sol pour élever sa dépouille, mort terrible de nudité. Après la splendide danse du dieu en acrobate aérien puis l’énigmatique mouvement de pierre, l’apparition du laurier, tournant dans l’éclat d’une lumière indescriptible, magnifie le dénouement.
Sur le modèle de Salome et d’Elektra, Strauss a conçu sa Daphne en un acte. Et à l’instar de la clarinette ouvrant le premier, c’est un hautbois fantasque qui signale le début de Daphne. La petite harmonie de l’Orchestre national du Capitole enchaîne à cet appel un entrelacs savant, somptueusement ciselé. À l’installation sur scène d’un cor des Alpes (qui fait son effet) succède un formidable brouillard de cloches et de percussions dissonantes : le vent se lève sur la cabane de Peneios. Voilà une partition qui surprend de bout en bout par une forme extrêmement libre et des alliages timbriques luxuriants – « devoir s’accoutumer à la musique est très mauvais signe » : cette remarque de Delius en écoutant Brahms n’a, pour sûr, rien à faire ici. Hartmut Haenchen signe une lecture claire et preste, presque fiévreuse, qui a grand soin de chaque détail sans alourdir le mouvement général (cette prestation vient contredire ce qu’il put nous arriver de penser et d’écrire sur ce chef). Les finasseries de fosse sont proprement exquises (trait de premier violon à tomber) et le lyrisme en est toujours généreux (à l’exclusion de la bacchanale dionysiaque, un peu trop sage). Enfin, le postlude d’où naissent les dernières notes de l’héroïne changée en laurier gagne une aura fascinante.
L’ouvrage convoque une dizaine de chanteurs. Parmi les Bergers on remarque principalement le baryton clair de Patricio Sabaté et la basse très impactée, fort musicale, de Thomas Stimmel. La Deuxième Servante d’Hélène Delalande offre un timbre charnu à la projection confortable. On retrouve Franz-Josef Selig dans le rôle de Peneios, largement porté, et la voix profonde d’Anna Larsson en Gaea, idéale. On sait la difficulté de Strauss à écrire pour ténor, ou son peu de goût pour ce faire ; deux se disputent ici l’amour de Daphné, dans une tessiture toujours trop tendue qu’on pourra dire « méchante ». D’abord un peu cru, Roger Honeywell prend peu à peu ses aises en Leukippos, tandis que la partie d’Apollo est magistralement servie par l’Heldentenor Andreas Schager, grand triomphateur de la soirée. Sans doute légèrement fatiguée en cette quatrième représentation, Claudia Barainsky n’est pas probante dans le rôle-titre, ce soir ; elle aura meilleure forme et tous ses moyens pour la dernière, dimanche. France Musique enregistrait la première qu’il diffuse le 28 juin : cette captation est encore disponible sur le site de la chaîne.
BB