Chroniques

par bertrand bolognesi

Lulu
opéra d’Alban Berg

The Metropolitan Opera HD Live / Gaumont Capucines, Paris
- 21 novembre 2015
au Metropolitan Opera (New York), Marlis Petersen est la Lulu d'Alban Berg
© ken howard | metropolitan opera

Il faut assurément en prendre l’habitude : suivre l’actualité lyrique dépasse désormais le fait de courir de théâtre en théâtre. Depuis plusieurs années, quelques maisons ont commencé de proposer des soirées en direct dans les salles de cinéma, en diffusion haute définition. Ersatz, put-on croire ? Dans un premier temps, oui – s’agissant de représentations new-yorkaises, un ersatz cependant moins désespérément couteux que de franchir l’océan. Mais survint rapidement une autre dimension, le développement d’une façon nouvelle de filmer un live, engendrant vraisemblablement une adaptation du jeu pour cet œil rapproché de la caméra. Est-ce à dire qu’un metteur en scène conscient de ce que son travail sera vu par le public in loco et par des spectateurs réunis dans un temple du septième art sur un autre continent, via cette double possibilité d’étendre sur la toile un plan large comme jamais il ne peut l’être dans l’œil du mélomane devant une scène et de le concentrer sur un détail, l’adapte inconsciemment à cette conduite de l’œil venu, lui aussi inconsciemment sans doute, chercher là des plaisirs tant lyricophiles que cinéphiles ? That is the question…

Toutefois, ne croyons pas que William Kentridge se laisse ainsi séduire par la perspective d’une conquête des salles obscures coutumières de l’hors d’haleine des films d’action, non. Il y a quelques années, nous découvrions son remarquable Nez (Chostakovitch) au Festival d’Aix-en-Provence, vigoureusement profus et féroce [lire notre chronique du 12 juillet 2011], dont l’invention, quelques mois plus tard, semblait curieusement « calmée » par le grand écran [lire notre chronique du 5 décembre 2013]. Tout donne à penser que le présent live échoue à transmettre la mise en scène quasi-pantelante du plasticien sud-africain. Souvenez-vous, Lulu commence par une séance de pause dans l’atelier d’un peintre : l’omniprésence de l’encre, du geste, de la création, envahit « naturellement » un plateau dont on saisit malaisément la géographie. Les supports sont définitionnels des amants successifs : la toile du Peintre, montrée en vêtement, le papier journal de Schön, patron de presse, enfin les portées du compositeur Alwa, non pas dans une succession linéaire mais dans un amalgame de fragments intimes, fidèles à l’intrigue presque familiale. Voilà qui se perçoit encore, de même que la présence d’un majordome dansé et d’une pianiste arborant perruque à la Louise Brooks (allusion à Die Büchse der Pandora, le film qu’en 1929 Pabst tirait de la pièce éponyme de Wedekind), mettant une distance tant poétique qu’un rien loufoque au drame passionnément concentré par une sorte de voracité érotique, prégnante sans convoquer les aléas pornographiques de certains mauvais souvenirs [lire notre critique du DVD]. Au delà ? Les gros plans jubilent de l’investissement généreux des chanteurs, mais le foisonnement scénographique demeure l’enchantement du Met’, inaccessible au cinéma.

Ce moment n’est pas indigne, loin s’en faut ! On retrouve l’envoûtante Marlis Petersen dans le rôle-titre, récemment applaudie à Munich [lire notre chronique du 6 juin 2015], dont la facilité vocale laisse pantois ! Plus encore que ce printemps, son jeu surprend, non pas construit en surface mais de l’intérieur, comme le prouve le retour de la prison, à la fin du deuxième acte : la description cruelle faite par l’Athlète en devient presque insoutenable. Dans ce personnage, le même qu’en Bavière : Martin Winkler cinglant et drôle. Daniel Brenna livre un Alwa d’une élégante clarté, quand le ténor Paul Groves révèle maintenant un timbre plus mûr, toujours aussi puissant (rappelons-nous ses Berlioz…), qui sert un Peintre emporté et fragile, fort attachant. Pour avoir fréquemment pris la peau de l’énigmatique Schigolch, sorte de norne au masculin, Franz Grundheber en possède, à soixante-dix-huit ans, l’indicible aura [lire nos chroniques du 21 octobre 2011 et du 4 août 2010]. Si, avec un vibrato parfois encombrant et un jeu trop en retenu, Susan Graham convainc moins en Gräfin Geschwitz, on admire le formidable Schön de Johan Reuter : impact évident, présence scénique fulgurante, timbre riche, ligne toujours infiniment soignée au service d’une expressivité poignante, le baryton danois se distingue avantageusement.

Au pupitre de cette nouvelle Lulu new-yorkaise, qui prend la succession de celle de John Dexter, était prévu James Levine. Pour mieux concentrer ses forces sur Tannhäuser qu’évoquaient nos colonnes [lire notre chronique du 31 octobre 2015], le chef principal de l’institution a préféré céder place à son cadet rhénan Lothar Koenigs, actuel « patron » du Welsh National Opera (Cardiff). Il signe une lecture infiniment lyrique, d’une souplesse inattendue, qui fait redécouvrir tout l’héritage schumannien et mahlérien dont Berg a tissé sa modernité. Superbe !

BB